Entre bruit et silence: Yves Bonnefoy Ma”tre de Chapelle ?

 

 

(esquisses acroamatiques)

 

                                             La porte sĠouvre. Un orchestre sĠavance.

[P 58][1]

 LĠinquite voix

Heureuse sous les roches du silence [É]

[P 171]

 

 

            LĠÏuvre dĠYves Bonnefoy, on ne peut en douter, est envahie par le regard portŽ sur les peintres et sur le monde, Žvident et soutenu, mais elle est toutefois profondŽment travaillŽe, certes de faon moins manifeste mais sans doute tout aussi dŽcisive, par une Žcoute tour ˆ tour inquite (Ç JĠŽcoute, je ne sais quel bruit È [P 277]) et abandonnŽe, voire, ˆ lĠinstar de la perception non-thŽtique de la phŽnomŽnologie[2], dŽlaissŽe[3] (Ç JĠŽcoute, je consens È [P 276]).

            Cette Žcoute variŽe, subtile, cette fine Žcoute, est capable de donner leur place, leur vrai lieu, aux nuances les plus diverses (par exemple la saisie dĠun Ç mme bruit dĠabeilles / Dans le bruit de la neige È [SL 147], permettant ainsi une ouverture ˆ lĠinfini, comme dans la formulation suivante, dans laquelle un moment musical, rŽduit ˆ sa phase inchoative, semble instaurer la dynamique dĠune force hors du commun : Ç Tu as vaincu, dĠun dŽbut de musique, / La forme qui se cl™t dans toute vie. È [SL 65]

            Il y a par consŽquent beaucoup dĠacousmates[4] dans cette Ïuvre, en raison des Ç objets È subtils quĠune telle Žcoute se propose dĠentendre, et on assiste mme souvent, comme dans la citation qui prŽcde, ˆ leur naissance.[5]

            Deux exemples, parmi dĠautres, en ce quĠils peuvent tre considŽrŽs comme des emblmes.

            Premier exemple : la Ç voix dĠinterdit È [RT 126], qui retentit aussi dans On me parlait [VE 65], me rappelle irrŽsistiblement ce que les moralistes dĠautrefois appelaient le dictamen[6], dictŽe de la conscience Žthique (ou encore cette rŽsonance du premier commandement, Ç tu ne tueras point È, dont LŽvinas suggre quĠelle vibre en qui se trouve devant un visage). CĠest ainsi que lĠunivers acousmatique de Bonnefoy semble habituellement toujours-dŽjˆ compŽnŽtrŽ de philosophie –  mŽtaphysique et Žthique mlŽes.

            Deuxime exemple : il y a souvent, notamment dans Douve, lĠinscription dĠun acousmate dans le corps, ou plut™t son Žmergence[7] depuis le corps, comme amplification, en bruissement de sang : Ç La musique suprme commence dans la main, dans les genoux, puis cĠest la tte qui craque, la musique sĠaffirme sur les lvres, sa certitude pŽntre le versant souterrain du visage. È [P 52] On peut noter quĠici la propagation acousmatique est si ‰pre, si harcelante, quĠelle aboutit ˆ une violente cŽcitŽ qui achve de plonger la sensibilitŽ dans une sorte de fantastique ŽlŽmentaire : Ç Ë prŽsent se disloquent les menuiseries faciales. Ë prŽsent lĠon procde ˆ lĠarrachement de la vue. È [ibid.] Cette chute dans un ab”me acroamatique[8] situŽ ˆ mme le corps constitue ainsi le deuxime paradigme acousmatique cher ˆ Bonnefoy : si le premier reprend ˆ son compte la longue tradition de la voix dans le cÏur, telle que Saint Augustin ou Saint Anselme lĠont faonnŽe,[9] celui-ci nĠest pas insensible ˆ ce quĠun RenŽ Char appelait Ç troubles et pulsations È.[10]

            On peut donc considŽrer que les acousmates chez Bonnefoy ont principalement deux origines distinctes, qui permettent de les classer en deux catŽgories principales : lĠune composŽe de sons mentaux, quasiment toujours constituŽs en Ç voix È (et le dŽpart en eux de ce qui relve dĠun travail effectuŽ sur la tradition philosophique et de ce qui correspond ˆ une expŽrience acousmatique originale est souvent difficile ˆ Žtablir) ; lĠautre constituŽe de bruits la plupart du temps Žmergeant du corps puis se propageant ˆ tous les Žtages de la scne acousmatique (et lˆ il semble que les philosophmes encombrants soient bousculŽs).

Il y a dĠautre part dans les acousmates de cette Ïuvre des traits distinctifs que lĠoreille intŽrieure ne peut pas ne pas percevoir assez vite. Souvent, ils sont brouillŽs, bruyants, turbulents, comme on le constatera plus bas. Ailleurs, lĠacousmate trouve un rŽgime plus harmonieux : Ç Je tĠŽcoute / Vibrer dans le rien de lĠÏuvre / Qui peine de par le monde. / Je perois le piŽtinement / DĠappels / Dont le pacage est lĠampoule qui bržle. È [P 269]

Une ampoule qui bržle vibre... Mais aussi une voix peut dire Ç Je suis la lampe È [P 181], comme si la lampe mme parlait par la voix (dans une sorte de prosopopŽe transcendantale), comme si la voix Žtait faisceau lumineux vibrant, langue de feuÉ Les acousmates faisant chanter la lumire, dans la grande tradition de Dante[11], sont par excellence ces acousmates harmonieux o lĠÏuvre trouve ses cadences les plus heureuses : Ç La lumire Žtait si intense ! [É] on ežt dit le prŽsent sans fin, lĠespace sans ici ni ailleurs, les essences seules ˆ tre dans leur ample bruissement clair dĠair qui monte en vibrant au-dessus dĠun feu È [RT 147] ; Ç Donne-moi ta main et prŽcde-moi dans lĠŽtŽ mortel / Avec ce bruit de lumire changŽe, / Dissipe-toi me dissipant dans la lumire È [P 278] ; Ç Toutefois le soleil bourdonne sur la vitre, / Et, lĠ‰me enveloppŽe de ses rouges Žlytres, / Il descend, mais en paix, vers la terre des morts. È [P 299]

            Enfin, la richesse acousmatique de cette Ïuvre est telle quĠon peut y entendre des acousmates de toute nature, cĠest-ˆ-dire selon tous les Žtages de la scne acousmatique. Tout dĠabord des acousmates au sens restreint, proprement dits, autrement dit des sons aussi tŽnus et hypothŽtiques que le chant des anges dans la tradition mystique : tel est le chant du PhŽnix, dans Douve [P 75] repris sous forme de Ç chant des morts È dans Hier rŽgnant dŽsert [P 124] ; tel est encore Ç le bruit du pinceau È [RT 75] ; tel encore le chant entrecoupŽ de silence qĠun ange de lumire ayant pris lĠapparence dĠun enfant [SL 91-92]. Puis ce quĠon peut appeler des acousmates en Žcho : dans un ŽvŽnement sonore Ç objectif È sĠentend un autre son (le pome Aux arbres, dans Douve : dans le bruissement dĠarbres sous le vent, autre chose prend voix : Ç JĠentends ˆ travers vous [les arbres] quel dialogue elle [barque des morts] tente / Avec les chiens [É] Le tonnerre profond qui roule sur vos branches [É] signifie [É] È [P 65][12]) ; et parfois cette prise de voix est opŽrŽe par une instance mŽtaphysique : Ç JĠentends dŽjˆ grandir le bruit dĠun autre gave / Qui sĠapaise, ou se perd, dans notre ŽternitŽ. È[13] [P 222]. Ou encore, cet acousmate qui est comme lĠamplification dĠune des petites perceptions leibniziennes, le bruissement du sang transfigurŽ en voix potentielle et mme imminente (ce thme est rŽcurrent dans lĠÏuvre) : Ç Ouvre-toi, parle-nous, dŽchire-toi, / Couronne incendiŽe, battement clair, / Ambre de cÏur solaire. È [P 246] ; Ç dŽjˆ retombe / La draperie de sang, ˆ grand bruit sourd, / Sur la lumire È [P 261]É[14]

            Enfin, lĠÏuvre est ponctuŽe par lĠŽmergence rŽgulire dĠacousmates spŽcifiquement philosophiques, je veux dire trouvant leur origine dans lĠabstraction philosophique, comme si, malgrŽ toutes les prŽventions bien connues de lĠauteur, Žmanait encore de certains concepts le big-bang Žmotionnel dĠune prŽsence, ˆ la faon dĠune vibration rŽsiduelle. Dans Douve, cĠest nommŽment les Ç vieilles idŽes È : certes le feu sĠy est tari, mais elles sont  encore Ç retentissantes È [P 92] ; ainsi, dans Hier rŽgnant dŽsert, le feu devenu Ç cendre È demeure toutefois Ç bruit de visage mort È [P 121].[15]

            ConsidŽrant que lĠusage de lĠoreille, activitŽ cruciale dans la construction du sens, est, au cÏur de la crŽation poŽtique, une instance indispensable, ce que les paragraphes qui prŽcdent permettent de confirmer ˆ propos de lĠactivitŽ de Bonnefoy, jĠimaginerai donc ce pote dans son activitŽ acroamatique et je lĠenvisagerai pour ce faire sous les traits dĠun musicien, frre attentif de la Ç musicienne du silence È qui joue ses acousmates dans nos mŽmoires modernes, et sur laquelle il a consacrŽ bien des lignes[16]. CĠest pourquoi je voudrais, au fond, esquisser ici son portrait en Ma”tre de Chapelle, afin de retransmettre, autant que faire se peut, les voix dont son oeuvre est le corps conducteur. Pour se faire je tenterai de diriger mon oreille[17] vers certains retentissements acousmatiques rŽvŽlateurs, sans les prŽsenter dans une taxinomie chargŽe de leur faire produire du sens, mais en restant sans cesse attentif aux tensions significatives quĠune telle Žcoute de lĠÏuvre peut rŽvŽler.[18]

            QuĠest-ce quĠun Kappelmeister ?

            Je retiendrai de ses activitŽs diverses celles quĠYves Bonnefoy me semble mettre tout particulirement en Ïuvre : un Kappelmeister est dĠabord un compositeur ; il est ensuite un ma”tre de chÏur (et un chef dĠorchestre) ; amenŽ ˆ jouer ses Ïuvres dans des lieux divers, il est enfin un acousticien. Telle est la triple mŽtaphore que je voudrais faire dŽfiler maintenant : le pote comme auteur de partitions acousmatiques, dans lesquelles les voix sont au premier plan ; comme exŽcutant de sa propre composition acousmatique ; comme ordonnateur de lieux acousmatiques o elle puisse retentir de la meilleure faon possible. Dans ce parcours en forme de triptyque, la voix sera donc comme le fil conducteur du cheminement, la note fondamentale des harmonies ou disharmonies qui en jalonneront les stations. En effet, la voix est sans doute au cÏur des prŽoccupations de Bonnefoy.[19]

 

                                   *

 

            Comme Ç compositeur È, Yves Bonnefoy, me semble-t-il, mle dans son Ïuvre deux grands styles quĠon pourrait croire incompatibles, mais qui instaurent des tensions sans doute puissamment sŽduisantes, ˆ coup sžr rŽvŽlatrices. Y retentissent en effet beaucoup de bruits qui lĠapparentent ˆ la musique concrte, alors que, par ailleurs, la texture la plus frŽquente possde une p‰te de nature nŽo-classique voire nŽo-romantique.

            Comme compositeur concret (Ç Nous / Parmi les bruits È [P 266], Ç Nous / Au fusant du bruit È [P 267]), Bonnefoy construit un paysage sonore martelŽ de coups ‰pres et sourds qui est certainement un des Ç vrais lieux È de lĠÏuvre. Heurter, marteler, piŽtiner sont des actes acousmatiques obsessionnels et leur inscription dans la destruction du beau peut faire penser au refus du concept de beautŽ dans la musique concrte ou chez Xenakis (la beautŽ Ç sera faite sang et cri È [P 136] ). Le pote recueille donc dans son pome toutes sortes de bruits contondants qui dŽchirent et blessent les tympans : cri de la pierre (Ç ï pierre grise [É] ouvre-moi le port de ton cri È [P 145]), cri des rocs [P 47], cri de lĠinsecte [P 239], Ç vallŽes qui sont des abois È [VE 58], Ç les coups profonds du fer È [P 159], bruit de fourgonnette [P 296]É

            Mais, ˆ lĠinstar de Ç ces rumeurs et ces grondements [qui] sĠamenuisent parfois jusquĠˆ parler du silence È [VE 177], dĠautres dynamiques, au sens musical du terme (intensitŽ), sont Žgalement enregistrŽes et placŽes ˆ des moments cruciaux de lĠarticulation du pome.[20] Tels sont les si nombreux bruissements dont se constitue le paysage sonore de lĠÏuvre : le passage du vent dans les arbres [P 222, P 239], le bourdonnement des abeilles [P 227, VE 216]], le roulement prŽcipitŽ de lĠorage Ç au cÏur des frondaisons È [P 72], les flux et reflux plus ou moins renflŽs de toutes sortes de phŽnomnes liquides – bruit de mer (Ç bruit de mer lassant et sourd È [P 241][21]), Ç bruit constant de la vague È [VE 127]), bruit dĠŽcume [P 186, P 238], bruits de fleuve [P 305], bruit de ruisseau [SL 66], bruit dĠeau tout simplement [P 109, RT 19]. Mais tels sont aussi les ŽvŽnements ponctuels ŽtouffŽs dans leur Žmergence : bruit de pas hŽsitants et lointains [P 112, P 118, SL 75], piŽtinement des btes [P 286], Ç bruit de fruits simples qui tombent È [P 172][22], Ç [b]ruit, clos, / De la perche qui heurte le flot boueux È [P 256] , le volet qui vibre [P 253, 312]É[23]

            Toutefois cet usage des bruits concrets doit tre le plus souvent, me semble-t-il, entendu comme la crispation rarement sereine sur ce quĠYves Bonnefoy appelle le Ç bruit du monde mort È.[24] Reprend-il ici lĠimage acroamatique du Cymbalum mundi, la Ç Cymbale du monde È, qui reprŽsente le monde de la matire, selon certaines conceptions chrŽtiennes, comme une cymbale dĠo Žmanent des vibrations dŽsordonnŽes autant quĠassourdissantes et chaotiques, toutes chargŽes de nŽgativitŽ, de dŽsordre, de dŽsespoir, de dŽsarroi[25] ?  Exprime-t-il par lˆ une sorte de fascination devant le lourd parasitage de lĠtre par la matire,[26]  tel quĠil a pu y tre sensible dans sa formation mŽtaphysique, de Platon ˆ Hegel, en passant par Chestov[27] ? Je ne sais. Ce qui est observable en tout cas, cĠest que ce bruit vient brouiller, contaminer ce qui est nommŽ ailleurs la Ç vožte chantante È [P 151] ou encore, dans une expression peut-tre venue du mysticisme rhŽnan, Ç lĠailleurs, lĠŽboulement obscur, le bruit sans fond, la matire È [RT 126]. Le tout dŽbut de Dans le leurre du seuil fait rŽsonner cet autre univers sonore dont le prŽcŽdent, concret, heurtŽ, dŽchirŽ, nĠest que la parodie, lĠŽcho distordu : Ç ˆ nouveau ce bruit dĠun ailleurs, proche, lointain È [P 253].[28] Ainsi comme Ç compositeur concret È, Bonnefoy semble osciller entre un accueil gŽnŽreux des bruits (Ç Et que de plŽnitude est dans le bruit, / Quand tu le veux, du ruisseau qui dans lĠherbe / A recueilli le murmure des cloches È [SL 66]) et une mŽfiance mŽtaphysique ˆ leur Žgard au nom dĠune postulation systŽmatique vers un empyrŽe des sons, Ç [c]omme si au-delˆ de toute forme pure / Trembl‰t un autre chant et le seul absolu. È [P 159]

            CĠest lˆ que vient prendre place lĠautre style compositionnel de Bonnefoy : cĠest que, pour lui, sans doute un contrepoint paradoxal doit-il tre construit entre ces deux mondes esthŽtiques plut™t hŽtŽrognes et dissonants entre eux : aprs avoir errŽ Ç c™te ˆ c™te, longtemps / Interrompues, obscures È, les voix ont Ç soif de se trouver È [P 291]. Il faut crŽer un Ç rapport de musique È [P 300].[29] Et il semble que la figure tutŽlaire prŽsidant au bon accomplissement de ce travail soit prŽsentŽe sous diffŽrents visages intercesseurs : Poe, Boris de Schloezer, qui entend dans son agonie Ç une musique / Dont ses proches ne [savent] rien È [P 255]; Mozart, aussi, mais un Mozart qui aurait ˆ intŽgrer des coups de gong, comme le suggre Pierre Žcrite : Ç Vois, ce nĠest pas Mozart qui lutte dans ton ‰me, / Mais le gong, contre lĠarme informe de la mort. È [P 197]

            Des tensions sont en effet nettement audibles entre lĠici et lĠailleurs, et ces tensions trouvent une sorte de rŽsolution qui fait de leur dissonance un bonheur : Ç Ici lĠinquite voix consent dĠaimer / la pierre simple [É] LĠinquite voix / Heureuse sous les roches du silence, / Et lĠinfini, lĠindŽfini rŽpons / Des sonnailles, rivage ou mort. È [P 171] Autrement dit, on assiste quelquefois ˆ lĠintŽgration de lĠunivers sonore concret (sonnailles) ˆ une musique o les dissonances de lĠinquiŽtude se fondent dans lĠharmonie dĠun certain bonheur, dĠun bonheur certain, dans lequel le monde matŽriel semble toujours prŽsent ici, rŽsonance continuŽe, sans pour autant laisser dĠtre projetŽ sur un ailleurs en forme dĠempyrŽe.

CĠest pourquoi jĠai parlŽ de nŽo-romantisme, un nŽo-romantisme ˆ la Wolfgang Rihm[30], capable de faire tenir ensemble grosse caisse, violoncelle et alto pour Žvoquer les errances de Verlaine et Rimbaud ainsi que le parasitage de la mŽlodie verlainienne par la percussion rimbaldienne[31]É Un pome dĠAnti-Platon mettait sans doute dŽjˆ la puce ˆ lĠoreille, en rŽvŽlant un pote, je veux dire un compositeur, sensible aux transitions, qui sont autant de mises en relation dĠŽlŽments hŽtŽrognes, et ce, par le jeu de la rŽsonance de proche en proche : cet tre est, nous dit Bonnefoy, Ç sensible ˆ la modulation, au passage, au frŽmissement de lĠŽquilibre È [P 41]. Je rappellerai que lĠart des modulations constantes tel quĠun Wagner lĠa pratiquŽ, par exemple dans Tristan, a ouvert la voie au sŽrialisme, cĠest-ˆ-dire ˆ lĠexpression la plus vertigineuse des passages et frŽmissements relevŽs dans Anti-Platon. Or tout dŽmontre ˆ lĠenvi que Bonnefoy refuse le sŽrialisme, malgrŽ quelques tentatives peut-tre de dŽconstruction de sa prosodie traditionnelle dŽcelables dans le recueil Dans le leurre du seuil.

            La vertu de ces modulations, lorsquĠelle ne tombent pas dans lĠindŽtermination du sŽrialisme, est en effet quĠelles font basculer lĠattention auditive dans un entre-deux constant, entre deux ŽlŽments successifs certes, mais aussi entre deux mondes, qui en deviennent dŽsormais, malgrŽ leur hŽtŽrogŽnŽitŽ, Žchos, Ç rŽpons È, lĠun de lĠautre. Ici et ailleurs mlŽs dans un entrelacs de vibrations.

            QuĠen est-il, ds lors, de lĠattitude auditive de Bonnefoy devant les timbres – Žtant donnŽ quĠun timbre, dans sa texture, capture les vibrations dĠune faon particulire, qui fait sonner diffŽremment la mise en relation de lĠici avec lĠailleurs ?

            Il faut faire la remarque suivante : Bonnefoy, ˆ la suite de MallarmŽ pense que la musique de la poŽsie nĠest pas lĠimitation de celle des instruments, qui se rŽduit au sonore, car elle avant tout musique des mots. Or, justement, cette musique de mots, telle est du moins notre hypothse de travail, est avant tout acousmatique. Elle nĠest donc pas en principe incompatible avec le retentissement des timbres instrumentaux dans la scne quĠelle construit. Si Bonnefoy assume sur ce point lĠhŽritage mallarmŽen, il nĠen reste pas moins que pourtant, dans son univers acousmatique, vers lequel je mĠefforce de diriger mon oreille et la v™tre, retentissent quelques instruments privilŽgiŽs : ainsi Yves Bonnefoy est-il un orchestrateur parcimonieux, seuls quelques timbres trouvant gr‰ce ˆ son oreille,[32] dans une lignŽe post-platonicienne : la flžte[33], surtout, qui sĠentend ˆ plusieurs reprises [P 255, SL 16, SL 60, VE 149] Ç des bribes de grandes orgues dans la nuŽe È [VE 41], Ç un petit violon È [VE 107] ; mais surtout quelques instruments ˆ percussion, les Ç tambours exultants de tes gestes È [P 47] et, principalement, le gong, dŽjˆ mentionnŽ, dont une variante timbrique dŽfinit pŽriphrastiquement lĠeffet, Ç vibrant clair È, Ç airain qui sonne È [P 289] : effet de vibration prolongŽe et pŽnŽtrant tout jusquĠau silence, paradigme fascinant de lĠentre-deux quĠon vient dĠŽvoquer. Cet entre-deux est parfois peru ˆ lĠoccasion dĠun brche opŽrŽe fort acousmatiquement par un instrument au nom tu mais qui nĠest pas sans rappeler un Žpisode biblique, sorte de trompette acousmatique dĠun JŽricho ontologique : Ç O notre force et notre gloire, pourrez-vous / Trouer la muraille des morts ? È [P 113] ; Ç Il nĠose pas savoir / [É] sĠil a droit dĠaimer cette parole dĠaube / Qui a trouŽ pour lui la muraille du jour. È [P 131]

De fait, plus quĠun homme dĠorchestre (lĠorchestre qui sĠavance dans lĠŽpigraphe du prŽsent article produit une Ç musique affreuse È, une inondation assourdissante dĠinsectes monstrueux), Yves Bonnefoy est un compositeur vocal, un musicien de voix solistes, parfois de chÏur, sans doute fascinŽ par lĠopŽra.

 

                                   *

 

            Au martlement du bruit dŽchirant le paysage sonore et ˆ lĠinsistance des percussions dans lĠorchestre acousmatique correspond ce que Michle Finck analyse dans lĠarticle citŽ, la Ç raucitŽ È de la voix. : Ç Ta voix, soudain, / Est rauque comme un torrent. È [P 253][34] Ë ce titre, Bonnefoy a sans doute intŽgrŽ dans sa technique vocale certains aspects du sprechgesang post-schoenbergien, sans pour autant admettre, du moins en totalitŽ, le travail de dŽsarticulation et de dŽcomposition de la voix tel quĠont pu le conduire des musiciens comme le Ç savant È Berio[35] ou le Ç sauvage È Xenakis.[36] Sans doute y a-t-il pour lui, dans une Ç raucitŽ È poussŽe ˆ lĠextrme, quelque chose dĠinsoutenable parce que dŽsormais indŽchiffrable : le pome en prose intitulŽ prŽcisŽment LĠindŽchiffrable propose lĠaudition fortuite dĠun entrelacs de voix dŽsarticulŽes, Ç comme ces discours dĠobsŽdŽs quĠon entend parfois, ˆ travers des cloisons, et qui se perdent, dans les rumeurs de lĠimmeuble, mais recommencent, hŽlas ! Je pense aussi ˆ des litanies. È [RT 124] Ainsi considŽrŽes, les litanies sont plus proches du bŽgaiement rŽpŽtitif, dans lequel le sens est avalŽ, que du rituel invocatoire, o il est en rŽserve. Quelques lignes plus bas Bonnefoy prŽcise : Ç malheureusement cĠest mlŽ, ce fragment de sens, ˆ des grumeaux qui semblent dĠune nature tout autre, agrŽgats de voyelles ou de consonnes quĠon dirait entassŽes lˆ par hasard ÈÉ SĠil doit y avoir dans la voix des Ç fissures È, des Ç grondements È, des Ç Žchos È et mme du Ç silence È (pareil ˆ celui Ç des pentes que parsment de grandes pierres È) [RT 129], cela ne peut aller jusquĠˆ constituer Ç une profondeur rŽsonnante mais ŽtouffŽe de ravin o lĠon ne va pas, ˆ cause dĠabord des arbres qui sĠentremlent lˆ, ˆ lĠhorizontale presque, sur les pentes. È [RT 124] Il y a pentes et pentes : les premires, dŽpouillŽes et peu encombrŽes, donc praticables et propices ; les deuximes, redoutables parce quĠenchevtrŽes et chaotiques. Voilˆ pourquoi Bonnefoy traite la voix avec parcimonie, lui assignant la plupart du temps dĠŽmerger du pianissimo afin dĠy retourner aprs avoir fait entendre, en atteignant toutefois rarement le fortissimo, un grain perturbŽ, mais point trop nĠen faut, par la concrŽtude et la corporŽitŽ de la raucitŽ : Ç Nous ne parlions que peu, ˆ voix rouillŽe / Comme on cache un clef sous une pierre. È [P 322] ; Ç Nous, la voix que refoule / Le vent des mots. È [P 266]É

            Les arias, duos ou chÏurs les plus fondamentaux semblent donc tre fondŽs sur le parlando, mais un parlando dans le piano et mme le pianissimo (avec parfois des chÏurs de souffle comme dans CendrŽes de Xenakis) : Ç toi [É] parlant bas È [P 186] ; Ç nous nous parlions bas È [P 190]É Cette messe basse rŽcurrente ne doit pas tre entendue comme une oraison, plut™t comme un rituel ˆ la limite de perdre son sens : Ç Il ne faut plus tenter dĠunir voix et prire È [P 197] ; Ç Qui es-tu ? Je ne sais de toi que les alarmes, / Les h‰tes dans ta voix dĠun rite inachevŽ. È [P 199] Le parler bas dĠailleurs peut aussi tre le parler dans le grave, dans une attraction vers lĠinfra-son au nom de Ç lĠintuition qui fit se pencher Homre / Sur des sons de plus bas que ses cordes dans / La maladroite lyre des mots terrestres. È [P 97]

Il y a donc une inquiŽtude de la voix, tiraillŽe par lĠentre-deux, prŽsentant ˆ la fois les volutes mŽlismatiques du bel canto, du chant grŽgorien ou de lĠars nova ˆ la manire de Guillaume de Machaut, et les crŽpitements parasitaires des clappements, craquements et autres claquements quĠune fivre intense ne cesse de produire : Ç voix consumŽe par une fivre essentielle È [P 181], la voix de prŽdilection est Ç [l]Ġinquite voix / Heureuse sous les roches du silence, / Et lĠinfini, lĠindŽfini rŽpons / Des sonnailles, rivage ou mort. È [P 171] Une telle voix, placŽe sous la double ascendance dĠun silence idŽal et dĠune percussion incessante, est aussi directement reliŽe aux bruissements acousmatiques de lĠappareil circulatoire : Ç Il y avait un dŽmon dans ces veines / Qui sĠest enfui en criant. / Il y avait dans la bouche une voix morne sanglante / Qui a ŽtŽ lavŽe et rappelŽe. È [P 249] Cette formule est la toute dernire du dernier pome de Pierre Žcrite intitulŽ Art de la poŽsie : cĠest dire lĠimportance pour Bonnefoy de la composition vocale considŽrŽe comme un alliage dans la voix entre dĠune part ce qui y fait entendre le corps propre, mais aussi la chair du monde, et dĠautre part ce qui pointe vers lĠidŽalitŽ du souffle. Alliage, cĠest-ˆ-dire aussi Žquilibre, et lĠon retrouve ici la tension instaurŽe dans lĠorchestre bonnefoyen entre musique concrte et musique nŽo-romantique.

CĠest dans cette perspective quĠil faut entendre, me semble-t-il, les nombreuses formules dans lesquelles sĠexprime, sur le plan vocal, cette tension : Ç votre voix, qui a en elle des fivres, qui a voulu la musique È [VE 131] ; Ç chant naufragŽ È [P 195] ; Ç Il y avait / QuĠune voix demandait dĠtre crue, et toujours / Elle se retournait contre soi et toujours / Faisait de se tarir sa grandeur et sa preuve. È [P 137] ; Ç Oui, par le bonheur simple, la voix brisŽe. È [P 331]É Ce tiraillement de la voix entre lĠici de sa raucitŽ et lĠailleurs de son chant[37], il arrive ˆ Bonnefoy de le nommer ironie (Ç La voix Žtait dĠironie pure È [P 154] ; dans la voix de Kathleen Ferrier  Ç [t]oute douceur toute ironie se rassemblaient È [P 159]).

Ainsi, si les voix, Ç [i]nterrompues, obscures È, errent dans lĠentre-deux avec la Ç soif de se trouver È [P 291], cĠest toujours dans un ressaisissement sous les auspices du silence et de la nuit quĠelles peuvent se reprendre et retrouver leur direction : Ç LĠoiseau dans lĠarbre de silence avait saisi / De son chant vaste et simple avide nos cÏurs, / Il conduisait / Toutes voix dans la nuit o les voix se perdent È [P 153] Autrement dit, il y a comme une Žcole de la simplicitŽ, dont lĠoiseau est le ma”tre. QuĠy apprend-on ? Ce qui est nŽcessaire ˆ la voix pour permettre sa rŽdemption, entre absolu et matire. Ç Que te faut-il, voix qui reprends [É] ? È : quatre choses, Ç [l]e temps divin È, Ç [l]a patience È, Ç [l]Ġattente indivisŽe È et Ç [l]Ġheure aux arches ouvertes È [P 230], la premire et la dernire Žtant des dons, ou des circonstances (la premire venant de lĠabsolu, la dernire de la matire), les deux centrales Žtant des qualitŽs que la voix doit se construire afin de mŽriter les deux autres.[38]

            Les voix selon Bonnefoy sont donc voix trouŽes (par la nuit [P 315, SL 74, SL 76] par le vent [P 263]), cĠest-ˆ-dire des voix que purifie un crible mŽtaphysique, pas des voix dispersŽes, dissŽminŽes, passŽes au pressoir confus du Cymbalum mundi.

            Sont-elles ˆ ce titre autant de versions de Ç [l]a voix dĠÎdipe sauvŽ È [P 173], comme si diriger le chÏur des voix acousmatiques consistait ˆ lui Žviter chaos et dŽrŽliction ? CĠest probable, mais peu nous importe ici. Ce qui retient notre Žcoute, cĠest la labilitŽ incessante qui fait glisser les voix vers le silence et dans la nuit : Ç Comme ta voix sĠen va, ouvrant parmi ses ombres / Le gave dĠune Žtroite attente murmurŽe. È [P 199]

            Cette labilitŽ semble nous faire quitter ce monde pour nous diriger vers lĠUn plotinien, ce qui pourrait faire tension avec les postulations inaugurales dĠAnti-Platon : Ç il sĠagit bien de cet objet : la tte en cire dĠune femme tournant ŽchevelŽe sur le plateau dĠun phonographe. [É] Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants dĠŽternel, visages symŽtriques, absence de regard, pse plus lourd dans la tte de lĠhomme que les parfaites IdŽes, qui ne savent que dŽteindre sur sa bouche. È [P 33]

 

                                               *

 

            Toutefois intervient ici une des qualitŽs majeures du Kappelmeister Bonnefoy : son sens aigu de lĠacoustique, qui signe lĠinscription indŽfectible de ce plotinisme tant™t subreptice et tant™t revendiquŽ[39] dans des lieux spŽcifiques et concrets, qui sont autant de scnes (comme le Ç thŽ‰tre È initial de Douve en tŽmoigne [P 45-63]) o peuvent retentir toutes les compositions possibles. A contrario, des lieux o lĠacoustique est brouillŽe, marquŽe indŽfectiblement par les parasitages des bruits chaotiques du corps et du monde, ces lieux sont rŽcusŽs : Ç Il y a dans ces rŽgions extrmes du Nom une profondeur rŽsonnante mais ŽtouffŽe de ravin o lĠon ne va pas [É] È [RT 124] Il sĠagit en fait systŽmatiquement pour Bonnefoy dĠ Ç [Žlever] [É] lĠhorizon dĠune voix È [P 121].

            DĠailleurs Anti-Platon (1947) signalait dŽjˆ quĠon Žtait toujours Ç captif dĠune salle, du bruit. È [P 37] Ce qui bien sžr, annonait les thmes asymptotiques liŽs ˆ lĠarrire-pays, mais sans sĠy Žpuiser : en indiquant plut™t la nŽcessitŽ dĠun travail acousmatique consistant ˆ tester les lieux, ˆ la recherche des vrais lieux, ceux qui permettent aux voix dĠtre ˆ la fois mŽlodieuses et traversŽes de raucitŽ. LĠŽpreuve de ces lieux, cĠest lĠŽpreuve de lĠŽcho, et Dans le leurre du seuil indique bien que lĠacoustique acousmatique est un art de lĠŽcho, une recherche de la ma”trise de lĠŽcho : Ç JĠentre donc par la brche au cri rapide. È [P 288] ; Ç ƒcoute. / LĠŽcho nĠest pas autour du bruit mais dans le bruit / Comme son gouffre. È [P 267] En effet lĠŽcho peut quelquefois tout envahir et tout brouiller, vertigineusement : Ç On lui disait, de loin : Viens, et il nĠentendait que cet Žclaboussement du son qui se rŽpand sur les dalles. È [SL 156] Les jeux de son et de sens sont donc insŽparables dĠun lieu : comme on Žprouve un espace acoustiquement, un cri sĠŽlve alors, qui a pour effet de faire Žmerger ce lieu vrai : Ç Je crie, Regarde / Le signe est devenu le lieu. È [P 288]

            Toutefois le lieu nĠest parfois que la caisse de rŽsonance dĠun son qui a sa destination ailleurs, dans une expŽrience acousmatique extrme : Ç QuĠil parle, pour lui seul : les mots retentiront dans un autre monde. È [SL 160] Et de fait lĠacousticien chez Bonnefoy est sans cesse confrontŽ ˆ un arrire-monde fait de silence et nous retrouvons lˆ la tension fondamentale qui ordonne son univers mŽtaphysique. Telle ou telle remarque significative rŽvle une ambigu•tŽ du silence (ˆ la fois pesant et libŽrateur) que seule lĠaccommodation acoustique est apte ˆ lever, par instants : Ç Et les mots trouvaient mal leur voie dans le terrible silence. È [P 179] Voir encore cette autre notation : Ç Le silence / Comme un pont ŽboulŽ au-dessus de nous / Dans le soir. È [P 314] Et quelques pages plus loin : Ç Oui, par la voix / Violente contre le silence de, / Par le heurt de lĠŽpaule / Violemment contre la distance de È [P 318], o lĠon constate que silence et distance vont de pair et appellent une riposte.[40]

            CĠest pourquoi de ravin en pice basse (celle ou Ç lĠtre du cri se resserre È[41], ou encore telle Ç salle basse trs peu claire È o Ç une voix basse tremble È [P 140]), de Chapelle Brancacci[42] (o Ç [j]Ġentendais plus avant dans une ombre semblable / Un pas de chaque soir qui descend vers la mer È [P 108]) en lieu dŽsert dŽfini comme un Ç sol sonore et vacant È [P 95] ou en paysage enneigŽ Žtouffant les sons [SL 47, 120, 121], et mme de Ç vožte chantante È [P 151] ou de Ç vožte sonore È [SL 94] en Ç vožte de lĠŽcho È [P 266][43], lĠÏuvre mentionne et dŽfinit des espaces dĠacoustique privilŽgiŽe, un peu ˆ la faon de ces temples ˆ Žcho dont Pascal Quignard nous dit ailleurs lĠimportance dans lĠhistoire de lĠimaginaire sacrŽ de la musique : Ç Lucrce disait simplement que tout lieu ˆ Žcho est un temple. È[44]

 

                                               *

 

            Les jeux dĠŽchos inscrits dans des lieux testŽs acoustiquement puis composŽs acousmatiquement dans le pome font au bout du compte appara”tre lĠesquisse dĠun Ma”tre de Chapelle qui serait un Ç ma”tre de la nuit È, cĠest-ˆ-dire un musicien du seuil[45], un musicien des Ç limites sourdes È [P 62] : entre musique concrte et modulation nŽo-classique voire nŽo-romantique, entre les voix qui se tarissent et celles qui font rŽsurgence (et dans la voix entre le mŽlisme et les raclements), entre lĠunivers vocal et les vibrations privilŽgiŽes de quelques timbres instrumentaux, entre le Ç fa”te de la parole È et la Ç houle dĠun bruit second È [P 268]. Afin que la nuit et le silence retentisse Ç dĠun autre chant È, encore plus acousmatique et tŽnu : Ç JĠentends des voix / Ë lĠavant du monde. È [SL 113] CĠest dans cette perspective que je comprendrais la fameuse formule : Ç ÔAu loinĠ prendre musique, Ôau soirĠ se dŽnouer È [P 245]. Toujours lĠentre-deux et toujours le tropisme mŽtaphysique plus fort que lĠinscription dans la matire.

            En effet la parole des Ç h™tes de nos soirs È (Ç notre lampe et des feuillages È), cĠest-ˆ-dire, en terme autorisŽ, la prŽsence, Ç commence au tremblŽ de nos voix. È LĠŽpiphanie des dieux est consignŽe dans un pome en prose (Les dieux [RT 41]) qui fait de ceux-ci un Ç cela È constituŽ de Ç grappes dĠailes vibrantes È, paradoxalement enfouies dans un silence hors du commun : le lieu de lĠŽvŽnement est Ç la plus haute terrasse È avec un Ç parapet È qui fait office dĠobstacle propice ˆ la rŽverbŽration sonore, mme si, paradoxalement, elle a lieu aussi, comme on lĠa constatŽ, dans les Ç fissures È que la raucitŽ instaure dans certaines voix, Ç ces rebords de prŽcipice dĠo monteraient des grondements, des Žchos, et plus loin encore cĠest le silence des pentes que parsment de grandes pierres. È [RT 129]

            Ç JĠŽcoute, rien ne vibre, rien ne finit È [P 299] : de fait le fantasme acroamatique majeur du Ma”tre de Chapelle Bonnefoy est dĠentendre et de composer un son sans vibration, un son hors son, fžt-il acousmatique, qui de la sorte ne finirait jamais nĠayant jamais commencŽ.[46]

            On peut dĠailleurs constater que le diapason de Bonnefoy nĠest pas le la, il est le si, note sensible dans la gamme de do, note qui pose donc ˆ la fois une stabilitŽ ˆ lĠaune de laquelle instruments et voix peuvent sĠaccorder, mais aussi une instabilitŽ, une attraction vers une autre note, une attente toute en tension vers un ailleurs : Ç La note si / RŽsonne trs longtemps dans lĠŽtoffe rouge. È [P 226] Mais si lĠon considre le titre du pome que cl™t la formule citŽe (Le sang, la note si) on voit que le si est choisi par paronymie avec le sang et que cette rŽsonance sĠinscrit dans le bruissement acousmatique de lĠappareil circulatoire. Autrement dit, il y a bien dans le choix du si comme diapason (la note se maintient, ˆ la faon dĠune pŽdale, dĠun point dĠorgue[47]) des considŽrations qui viennent du penseur de lĠarrire-pays, mais il nĠen reste pas moins quĠil donne aussi y ˆ entendre les battements dĠun cÏur tout charnel, saisis dans leur amplification acousmatique.

            Il sĠest souvent exprimŽ de faon explicite lˆ-dessus, tout en disant justement parfois le contraire, dans ce tiraillement entre Plotin et Lucrce (ou Berio) que nous avons sans cesse rencontrŽ : Ç ƒcrire, poŽtiquement, cĠest effacer dans le mot, par le souci de ce qui en lui est sonoritŽ, musique en puissance, cette part notionnelle qui le met en relation avec dĠautres notions, dĠautres idŽes È [VE 189] Quand Ç rien ne vibre È, nulle raucitŽ, nulle matire, nul temps. Mais effacer la Ç part notionnelle È nĠest-ce pas, au nom du Ç souci È de la Ç sonoritŽ È, se refuser ˆ lĠabsence de vibration et en appeler ˆ nouveau ˆ la raucitŽ ? Au demeurant Yves Bonnefoy ne parvient jamais ˆ effacer le concept. Et mme, plus il efface plus a revient, comme dans la phrase suivante o lĠeffacement (Žchapper au sens) conduit ˆ lĠŽmergence dĠun dŽferlement acousmatique, frappŽ au sceau de lĠidŽalitŽ du souffle, qui instaure par lˆ une sorte de transcendance du concept (Ç en-avant de lĠesprit È) : Ç Quand les mots du pome semblent Žchapper ˆ leur sens pour dŽjˆ nĠexister plus que pour de grands vents dans un en-avant de lĠesprit dont on entend presque le bruit qui dŽcro”t ou sĠenfle. È [VE 216]

Nous pensons quĠil faut oublier le penseur dans le pote, oublier le penseur dans le Ç compositeur È acousmatique, car le penseur propage un brouillage dans la pratique poŽtique et bloque lĠŽmergence dans la langue des rythmes et des sons montant des profondeurs acousmatiques. Lire acroamatiquement Bonnefoy, cĠest entendre ce brouillage mais aussi ce blocage.

            Il y a donc bien chez Bonnefoy une sorte de musica reservata, autrement dit un chromatisme secret, accessible seulement ˆ un cercle restreint dĠinitiŽs. On peut par consŽquent aussi le considŽrer comme un Ma”tre de Chapelle au sens restreint du terme : animateur dĠune confrŽrie. On sait que sur la scne poŽtique, il existe toujours des disciples, qui relaient surtout le ma”tre ˆ penser. Si la musica reservata de Bonnefoy relve exclusivement de la propagation de philosophmes, ses disciples peuvent ˆ bon droit faire penser aux Žlves pythagoriciens pour qui un acousmate est avant tout un enseignement philosophique transmis de faon ŽsotŽrique par un ma”tre, appris par cÏur et ressassŽ ˆ  lĠenvi.[48] Dans cet article en tout cas, attentif ˆ la musica reservata de Bonnefoy en tant que brouillage et blocage, on sĠest refusŽ ˆ se perdre dans le silence idŽal de la pensŽe[49], ˆ tre menŽ du bout de lĠoreille par les seuls acousmates philosophiques de cette Ïuvre, parce quĠon a considŽrŽ quĠil fallait replacer ces derniers dans leur environnement acousmatique gŽnŽral, afin de ne pas favoriser la fascination quĠune Žcoute encha”nŽe et un regard exorbitŽ produisent souvent ailleurs.

 

 

 

                       Patrick Quillier

UniversitŽ de Nice-Sophia Antipolis

 

sommaire

 

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[1]  AbrŽviations : Pomes (Du mouvement et de lĠimmobilitŽ de Douve, Hier rŽgnant dŽsert, Pierre Žcrite, Dans le leurre du seuil), PoŽsie/Gallimard, 1982 [P] ; Ce qui fut sans lumire, suivi de DŽbut et fin de la neige, PoŽsie/Gallimard, 1991 [SL] ; Rue Traversire et autres rŽcits en rve, PoŽsie/Gallimard, 1992 [RT] ; La Vie errante, suivi de Remarques sur le dessin, PoŽsie/Gallimard, 1993 [VE]

[2]  Voir, entre autres, cette formule de Merleau-Ponty : Ç la perception originaire est une expŽrience non-thŽtique, prŽobjective et prŽconsciente. È (dans PhŽnomŽnologie de la perception, Gallimard, 1945, p.279)

[3]  Ce dŽlaissement est le contraire dĠune fuite, tel celui que dŽnonce Bonnefoy dans LĠImprobable : Ç Il y a dans lĠhomme conceptuel un dŽlaissement, une apostasie sans fin de ce qui est.  È (p.21)

[4]  Voir ˆ ce sujet mon article Ç Des acousmates dĠApollinaire aux voix de Bonnefoy, quelques rŽflexions sur la  Ôfine ŽcouteĠ È, dans LittŽrature et musique dans la France contemporaine, Actes du Colloque des 20-22 mars 1999 en Sorbonne, Jean-Louis Backs, Claude Doste et Danile Pistone Žd., Presses Universitaires de Strasbourg, 2001. Rappelons ici la dŽfinition minimale de lĠacousmate : Ç bruit ou son dont on ne saisit aucune cause objective È.

[5]  Voir par exemple : Ç Je croyais mme entendre des mots, ou presque / (Presque, soit par dŽfaut, soit par excs / De la puissance infirme du langage / Passer, comme un frŽmissement de la chaleur. È [SL 20] ; Ç Mais on ne sait / Si on entend ce mot ou si on le rve. È [SL 130] ; Ç Et jĠentends en moi cette voix, qui sourd du fond de lĠenfance È [SL 159].

[6]  Voir encore dans Ç LĠindŽchiffrable È (Origine de la parole) : Ç Je pense alors, ou quelquĠun me souffle, que cĠest peut-tre lˆ un rŽbus [É] Il me semblait quĠon mĠapportait un message, que jĠallais entendre un appel. È [RT 127]

[7]  Notons quĠon retrouve ici la dimension inchoative.

[8]  Le terme acroamatique (du grec akroaomai: Ç Žcouter È, Ç prter l'oreille È, Ç tre un auditeur attentif È, Ç tre un disciple È), prŽsent chez Leibniz au sens dĠŽsotŽrique, a ŽtŽ repris plus rŽcemment dans son sens premier (Ç relevant dĠun usage de lĠoreille È) par Manfred Riedel (dans Ç Logik und Akroamatik. Vom zweifachen Anfang des Philosophie È, dans Philosophisches Jahrbuch 91, p.225-237) et Juergen Trabant  (notamment dans Traditions de Humboldt, ƒditions de la Maison des sciences de lĠhomme, Paris, 1999, passim). Nous lĠutilisons dans nos travaux dans la perspective dĠune audiocritique qui privilŽgie lĠoreille comme instance centrale de lĠexpŽrience poŽtique, chez le pote comme chez son lecteur.

[9]  Voir Claude Panaccio, Le discours intŽrieur de Platon ˆ Guillaume dĠOckham, Seuil, 1999, notamment pp. 94-108, 153-168, 306-307

[10]  Parlant de Picasso, Char Žcrit : Ç Guetteur terrŽ plus qu'embusquŽ, puisatier ˆ l'intŽrieur du corps humain, il en saisit les troubles et les pulsations. È (dans Îuvres compltes, Bibliothque de la PlŽiade, p. 596)

[11]  Sur ce sujet voir le livre de Paolo Bollini Dante visto dalla Luna (Figure dinamiche nei primi canti del paradiso, Edizioni Dedalo, Bari, 1994, en particulier les chapitres 1 et 4. Ou encore, du mme auteur, lĠarticle intitulŽ Ç Un dispositif visuel dans la poŽsie de Dante È, dans Revue dĠƒtudes Franaises ŽditŽe par le DŽpartement de Franais de la FacultŽ des Lettres de l'UniversitŽ Eštvšs L—r‡nd de Budapest et le Centre Interuniversitaire dĠƒtudes Franaises (livraison automne 98 : publication des Actes du Colloque : Linguistiques, poŽtiques, musiques – Rencontres en marge de lĠÏuvre dĠIv‡n F—nagy et en hommage en son travail, organisŽ par le Centre Interuniversitaire dĠƒtudes Franaises, en collaboration avec le Collegium Budapest, lĠInstitut Italien de Budapest et lĠAcadŽmie des Sciences de Hongrie, les 7, 8, 9 mai 1997), Patrick Quillier Žd., pp.93-105

[12]  Voir le texte Deux musiciens, trois peut-tre [VE 107-109], qui pose la question significative de cet acousmate en tant que tiers-inclus : Ç Y a-t-il un troisime musicien, ˆ plus grande distance encore sous lĠhorizon ? È Sur le thme de lĠŽcho, voir le dŽbut du texte Sur les ailes de la musique [RT 133]. Et aussi ces formules de Hier rŽgnant dŽsert : Ç Plus tard jĠai entendu lĠautre chant, qui sĠŽveille / Au fond morne du chant de lĠoiseau qui sĠest tu. È [P 152], et de Dans le leurre du seuil : Ç Dans lĠÏuvre / La houle dĠun bruit second. È [P 268]

[13]  Voir encore : Ç Et tout ce bruit / DĠabeilles de lĠimpure et douce ŽternitŽ. È [P 227] Et : Ç Tu Žcoutes le bruit dĠabeilles des choses claires, / Son gonflement parfois, ce absolu / Qui vibre dans le prŽ parmi les ombres È [SL 66].

[14]  Le geste acousmatique initial est parfois indiquŽ dans le texte : Ç JĠentends (ou je dŽsire entendre, je ne sais) È [P 128] ; Ç il semble quĠelle Žcoute / Le bruit de lĠautre mer dans ses veines bleues È [VE 94].

[15]  Voir aussi lĠŽcoute de la Ç pensŽe dĠavant È  [VE 143].

[16]  Voir notamment Ç MallarmŽ et le musicien È, dans Yves Bonnefoy – PoŽsie, peinture, musique, textes rŽunis par Michle Finck, Presses Universitaires de Strasbourg, pp. 7-21

[17]  Michle Finck en appelle ˆ Ç une audition de lĠÏuvre dĠYves Bonnefoy È, Ç capable de se placer au point nodal o lĠŽcriture et la voix Žchangent leur substance. È (dans Ç PoŽtique de la voix rauque È, dans Yves Bonnefoy – PoŽsie, peinture, musique, op.cit.,  p.33) CĠest dans cette perspective, acroamatique, que se situe notre dŽmarche.

[18]  Un des meilleurs spŽcialistes de lĠÏuvre de Bonnefoy, Patrick NŽe, indique quĠil sĠest refusŽ, pour sa part, afin de ne pas laisser pour compte les proses, ˆ conduire une Žtude qui ežt ŽtŽ Ç auscultation  patiente È, consistant ˆ Ç prŽlever tel segment de tel ou tel livre, de le rapporter ˆ tel autre, dans un brassage permanent des rŽfŽrences, dans ce jeu dĠŽchos gŽnŽralisŽ È quĠil avait tout dĠabord envisagŽ (dans PoŽtique du lieu dans lĠÏuvre dĠYves Bonnefoy ou Mo•se sauvŽ, PUF, 1999, pp.9 et 10) Aussi conduit-il dans cet ouvrage une Ç recherche Žperdue dĠun centre qui permette dĠŽchapper ˆ la dialectique (initialement reconnue mauvaise) de lĠIci et de lĠAilleurs È. (ibid. p.12) Nous avons ŽcoutŽ lĠunivers acousmatique de Bonnefoy dans lĠÏuvre entire, mais nous restons sensible au Ç jeu des Žchos È, sans oublier toutefois que notre Žcoute restera forcŽment partielle, et cĠest pourquoi il sĠagit ici dĠesquisses.

[19]  Voir lĠarticle de Pierre Brunel Ç Yves Bonnefoy : LĠŽvocation dĠune voix È, dans Yves Bonnefoy – PoŽsie, peinture, musique, op.cit, pp. 23-32., qui analyse certains pomes centrŽs sur lĠŽvocation dĠune ou de plusieurs voix, notamment le cŽlbre Ë la voix de Kathleen Ferrier, en les rattachant ˆ un phŽnomne de retour ˆ lĠenfance et ˆ la figure de la mre.

[20]  Michle Finck fait par exemple cette juste remarque selon laquelle chez Bonnefoy le pianissimo Ç est toujours le signe distinctif des moments dĠŽpiphanie È. (art. cit., p.35)

[21]  Voir aussi P 275

[22]  Voir aussi RT 17

[23]  Dans Rimbaud par lui-mme (Seuil, 1961, p.68), Bonnefoy fait une remarque qui en dit long sur son propre tropisme auditif vers les bruissements naturels : Ç HabitŽ par les voix du vert, du clair, du vŽgŽtal et des eaux, hantŽ, vŽcu par ces Žmanations de la profondeur incolore, il [Rimbaud] sent se dŽsagrŽger en lui les problmes dĠune personne et, devenu transparence, il est vraiment, au lieu comme autrefois de mŽditer et dĠagir. È Si donc les rumeurs naturelles en appellent ˆ une Žcoute flottante, un consentement au monde sans arrire-pensŽe, il est toutefois permis de faire remarquer que Bonnefoy ne sĠen tient pas ˆ la simple constatation auditive, et quĠil la recharge dĠune rŽflexion o se laisse percevoir sa culture philosophique.

[24]  Voir encore : Ç JĠai cŽdŽ au bruit mort qui remuait en moi. È [P 152]

[25]  On retrouve ce dispositif symbolique de la Ç cymbale du monde È, rendant sont bruit sous lĠaction de lĠhomme, dans un image de Dans le leurre du seuil : Ç Moi le maillet / Qui heurta, ˆ coups sourds, / Le ciel, la terre noire. È [P 296]

[26]  Certes, on peut difficilement nier cette affirmation de Michle Finck selon laquelle Bonnefoy Ç est venu ˆ la poŽsie par un acte dĠadhŽsion ˆ la matire È (art.cit. p. 36), ce qui entra”ne, selon la mme commentatrice, le fait que Ç la Ôvoix rauqueĠ bouleverse Bonnefoy parce que la raucitŽ fait don de la matire. È (ibid., p.35) Cependant, il nĠen reste pas moins vrai que les radiations mŽtaphysiques issues des grands systmes idŽalistes rendent cette adhŽsion quelque peu ambigu‘. Michle Finck elle-mme conclut ainsi : Ç Le son ÔrauqueĠ ne rŽsume-t-il pas la double postulation de la poŽsie, tendue entre le parti-pris de la matire, de la finitude, de lĠalliance de la faille et de la forme (raucitŽ) et le dŽsir de lĠidŽal, de lĠŽternitŽ, de la perfection formelle close sur elle-mme (refus de la raucitŽ) ? È (ibid. p.41)

[27]  Dans un Ç Entretien avec John E. Jackson È, Bonnefoy dit ceci de Chestov, ce qui semble bien donner un indice de lĠinfluence du Russe sur le Franais eu Žgard ˆ lĠattitude noŽtique devant la matire (si du moins on associe temps et matire) : Ç Chestov lui-mme a peur du temps [É] QuĠon ne retienne que ses valorisations, – la prŽsence contre lĠessence, ce quĠon aime contre ce qui est, ou passe pour tre – et on pourra aboutir ˆ une nŽgation de lĠabsence, une rŽsurrection de ce qui se perd, ˆ mon avis mieux fondŽes en comprenant que lĠabsolu que nous dŽsirons g”t dans la plŽnitude dĠune seconde o intensitŽ vaut ŽternitŽ. È (LĠArc nĦ66, p.88)

[28]  Dans une analyse quasiment acroamatique du Corbeau de Poe, Bonnefoy lui-mme nous indique ˆ quel point le bruit est pour lui une notion ˆ dimension mŽtaphysique : Ç le bruit entendu chez Edgar Poe nĠest plus un bruit naturel È ; il est un Ç signifiant dŽpourvu de tout signifiŽ È ; mais il est Ç chargŽ par Edgar Poe – ou du moins, par son pome – de signifier le nŽant È. (Dans Ç MallarmŽ et le musicien È, dans Yves Bonnefoy – PoŽsie, musique, peinture, op.cit. pp.11-12)

[29]  CĠest, dĠaprs Bonnefoy, ce que rŽussit Poe dans Le Corbeau : transcrire une Ç expŽrience de caractre mŽtaphysique (É) comme une mise en question aussi de la tradition musicale. QuĠest ce quĠa ŽtŽ lĠŽvŽnement initial, en effet, sinon un bruit dans un pome lui profondŽment musicalisŽ, cĠest-ˆ-dire en rapport analogique avec un art qui sĠest instituŽ comme un systme de sons ? È (ibid., p.11)

[30]  Composteur allemand contemporain, nŽ en 1952.

[31]  Allusion ˆ un passage prŽcis de la partition de Rihm intitulŽe Ersten Doppelgesang, revendiquŽe comme musique ˆ programme portant sur les deux potes franais (pour Alto, Violoncelle et Orchestre, Ïuvre composŽe en 1980)É

[32]  Ainsi quĠun instrument inou•, proprement acousmatique, produisant Ç les Žtagements dĠun son clair : cliqutements qui passent comme des rires, bruissements dĠune brise dans des feuillages, brves ondes jaunes et rouges. È [VE 108-109]

[33]  Il semble que la flžte retentisse dans lĠespace acousmatique bonnefoyen en ce quĠelle se manifeste comme un hŽritage philosophique : le pote lui-mme souligne son r™le de paradigme dĠune musique Ç des sens È, Ç musique Žmotionnelle, musique non de la harpe dĠApollon mais de la flžte, celle du berger, celle aussi de la courtisane. È (dans Ç MallarmŽ et le musicien È, op.cit., p.8) Cette musique-lˆ est considŽrŽe dans cet article comme opposŽe ˆ la musique savante, dans une perspective post-platonicienne.

[34]  Le pome majeur de la raucitŽ est bien sžr Voix rauques [RT 129-130].

[35]  Se fondant sur ses activitŽs au Ç Studio di fonologia È de Milan, quĠil a crŽŽ avec Bruno Maderna, Berio compose des Ïuvres o la voix est envahie par le consonantisme et les borborygmes (Sequenzia III) ou entrelacŽe ˆ dĠautres voix traitant toutes sortes de styles vocaux (Sinfonia, Recital 1 for Cathy, Laborintus 2).

[36]  On pense notamment ˆ Nuits (et en particulier ˆ sa toux grave finale) et ˆ A•s o un baryton Žtire sa voix jusquĠau fausset, au hurlement prolongŽ, au cri strident.

[37]  Dans son chef dĠÏuvre en matire de composition vocale, Sur les ailes de la musique [RT 133-137], Bonnefoy Žcrit : Ç ce chant est ici autant que lˆ-bas È [RT 135]. Voir les commentaires de ce pome dans Pierre Brunel Ç Yves Bonnefoy : LĠŽvocation dĠune voix È, art. cit., pp.27-28 et dans mon article Ç Des acousmates dĠApollinaire aux voix de Bonnefoy, quelques rŽflexions sur la  Ôfine ŽcouteĠ È, art. cit., pp. 188-189

[38]  Certaines voix sourdent du monde animal pour prŽsenter ˆ lĠoreille (mais aussi ˆ la pensŽe) une assomption de la matire. Par exemple : Ç le grillon / EffrayŽ a repris, hors de la mort, / Son chant qui est matire faite voix / Et, peut-tre, lumire, mais pour rien. È [SL 36] ; Ç Des mouettes crient leur ‰me ˆ tes vitres givrŽes È [SL 103].

[39]  Patrick NŽe a cette formule situant la poŽsie de Bonnefoy Ç dans une ƒgypte de nulle part o coule le Nil – le rien – de lĠĉtre ; moins le fleuve dĠHŽraclite que celui de Plotin, le fleuve Un o brillent les instants multiples du monde. È (op. cit., p.13)

[40]  Toute la stratŽgie de LĠŽpars, lĠindivisible, dernire section de Dans le leurre du seuil consiste ˆ marteler un consentement volontaire qui est insŽparable ˆ la fois dĠune violence concertŽe (ǠԃcrireĠ, une violence / Mais pour la paix È [P328]) et dĠun retour ˆ la musique des commencements (Ç Et par ces quelques mots que jĠai sauvŽs / Pour une bouche enfante / [É] / CĠest dŽjˆ musique dans lĠŽpaule, / Musique dans le bras qui la protge, Parole sur des lvres rŽconciliŽes. È [P 327] On dirait lˆ que le Ç Ma”tre de Chapelle È Žtablit la partition dĠune voix dĠalto confiŽe ˆ un garonnet, et destinŽe ˆ tre chantŽe dans un lieu ˆ lĠacoustique intime (tout le pome oppose un ici qui est lĠintŽrieur dĠune masure ˆ un dehors qui est la nature tout entire), si intime dĠailleurs quĠil semble rŽsonner ˆ mme le corps, de faon doublement acousmatique. En sorte que lĠimage ultime du ciel Ç Infini / Mais tout entier soudain dans la flaque brve. È [P 332] ne fait que replacer dans lĠordre visuel un dispositif dŽjˆ mis en place sur le plan acousmatique.

[41]  Le cri, chez Bonnefoy, est proche du bruit, trait distinctif du rien, comme on sĠen est aperu plus haut ; sur ce sujet, les formules de Roger Munier commentant Dans le leurre du seuil nous semblent pertinentes : Ç le cri, dĠabord, Žpouse le nŽgatif. Il est comme lĠŽcho dĠun cri premier des choses dans le retrait du sens. È (dans  LĠArc nĦ66, p.18 Voir justement ces formules de Bonnefoy : Ç jĠentends le cri / Qui perce la musique È. [P 304] ; Ç Ici vibra le cri sur le gond du sens. È [P 314]

[42]  Ç Ë la chapelle Brancacci, quand il fait nuit È [P 179] Et si Bonnefoy Žcrit, dans le mme pome : Ç (Ë tous les palais du monde pour lĠaccueil quĠil font ˆ la nuit.) È, on notera dĠabord quĠil le fait ˆ voix acousmatique basse, dans la sourdine dĠune mise entre parenthses, et ensuite que lĠaccueil fait ˆ la nuit est aussi un accueil fait ˆ la fine Žcoute : la nuit favorise lĠattention auditive, est propice ˆ lĠŽmergence de lĠacousmate. StratŽgie dĠacousticien subtilÉ

[43]  Voir encore : Ç Lˆ nous parlions le soir, presque ˆ voix basse / Ë cause des rumeurs des vožtes È [SL 21] ; Ç Es-tu venu pour entendre lĠŽcho / Des marteaux sous la vožte È [SL 27].

[44]  Dans La Haine de la musique, Calmann-LŽvy, 1996, pp.165/6

[45]  Le seuil est le vrai-lieu-limite que cherche ˆ Žtablir lĠacousticien acousmatique : lieu de passage et de rŽverbŽration, lieu de partage des sons : Ç Quand les larges vents passent / Le seuil o rien ne chante ni para”t. È [P 211]

[46]  Voir encore : Ç Oui, par la vibration qui parfois semble finir È [P319]

[47]  Un autre passage donne ˆ entendre une note persistante pouvant faire office de diapason, et si elle est nĠest pas nommŽe, on peut toutefois suggŽrer quĠil sĠagit dĠun si, dĠabord maintenu puis ouvrant, dans sa rŽsonance, u  chemin dans le silence : Ç Dans la note qui, brusque, / SĠintensifie / JusquĠˆ tre, glaciaire, / Presque la passe // Puis lĠinsistance de / La note tue / Qui dŽsunit sa houle / Nue, sous lĠŽtoile. È (P 259]

[48]  Voir Les PrŽsocratiques, Ždition Žtablie par Jean-Paul Dumont avec la collaboration de Daniel Delattre et de Jean-Louis Poirier, Bibliothque de la PlŽiade, 1988, p.1406

[49]  Le Ma”tre lui-mme fait parfois un aveu : Ç JĠai fait na”tre un silence o je me suis perdu È [P 152]