L’esprit du portrait ou le portrait de l’esprit :

 

Etude d’un portrait en anamorphose de Jacques d’Auzoles par le père J-F Niceron.

voir Les perspectives curieuses ou magie artificielle des effets merveilleux

 

 

D'après G. Deleuze, si Bacon ne cherchait pas à peindre des visages mais des têtes, c’est qu’il ne voulait pas figurer la part d’esprit d'une personne, mais seulement le sommet de son corps. A l’inverse, dans les portraits de Rembrandt par exemple, toute l’expressivité des visages se ramasse dans les yeux,  dans les plis de la bouche, dans l’immobilité apparente des traits qui laissent deviner, derrière la surface de la toile, la présence de l’esprit. Face à ces deux alternatives, qui renvoient dos à dos la figuration des mouvements de la chair et la présence immobile de l’esprit, que cherche à figurer le père Jean-François Niceron (1613-1646), de l’ordre des Minimes, dans son portrait du mathématicien Jacques d’Auzoles (1631), « prince des chronologistes » ? Quelle volonté se cache derrière une telle figure étirée, déformée de manière systématique au-delà de toute caricature ? Car, à n’en pas douter, le geste de J-F. Niceron de rendre difforme le visage qu’il représente à l’aide d’une méthode scientifique, est lourd de sens. Selon l’hypothèse que nous voudrions développer ici, aborder le portrait (qui relève d’abord de l’effigie) sous l’angle de l’anamorphose (qui est une technique qui relève de l’édifice) engage en réalité toute une réflexion sur l’esprit et sur les moyens avec lesquels on peut le représenter. Quand Alain place le portrait au sommet d’une théorie de l’effigie cherchant à « figurer des sentiments [et plus particulièrement le sentiment de la foi] en des formes colorées », J-F. Niceron, loin de l’immédiateté nécessaire au peintre pour aborder la forme à partir de la couleur, concentre la plus grande partie de son travail sur les calculs trigonométriques nécessaires à la déformation raisonnée de son modèle. Pour comprendre ce geste, et pénétrer ainsi dans la profondeur du portrait de Jacques d’Auzoles, nous procéderons en trois temps. D’abord, nous tenterons de nous replonger dans l’atmosphère à partir de laquelle le portrait a été réalisé. Autrement dit, en nous appuyant sur l’œuvre écrite du père Jean-Francois Niceron, Les perspectives curieuses, nous montrerons comment et pourquoi, en s’associant aux dernières découvertes scientifiques et techniques de son époque - l’optique et la camera obscura - la peinture connut une véritable révolution qui la fit passer du monde tâtonnant et chaotique de l’effigie au monde fini et systématique de l’édifice. Puis, en revenant sur le portrait de Jacques d’Auzoles, nous verrons comment J-F Niceron, explorant le monde mystérieux des reflets et des miroirs,  pose en réalité un véritable problème à la théorie de l’édifice pour laquelle les formes que produisent ses anamorphoses ne correspondent en rien à l’idée qu’elle se fait de la nature et de la manière dont l’artiste peut l’imiter. Enfin, nous montrerons comment le portrait de Jacques d’Auzoles, par sa difformité, figure en fait d’une manière tout à fait pertinente et nouvelle le geste cartésien du doute en forçant celui qui le contemple à sortir de l’immédiateté de sa perception pour se hisser à l’acte du jugement sans lequel la forme qui lui est montrée ne reste qu'un simulacre. 

 

 

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Le livre de Jean-François Niceron, Les Perspectives Curieuses ou magie artificielle des effets merveilleux, s’ouvre sur un éloge des sciences appliquées, en se réclamant de la position d’Archimède, qui mettait la perfection et l’accomplissement des sciences dans leur usage et dans la pratique : « Les mathématiques nous permettent de recréer nos sens en nous donnant les instruments pour réussir au dehors ce qu’on a médité au dedans. » En prônant un tel usage, appliqué, des mathématiques, Niceron prend en réalité position contre Platon et passe outre la mise en garde qu’il opère dans Le Sophiste lorsqu’il distingue deux arts d’imitation. Le premier, qu’il appelle l’art de la copie, reproduit les proportions internes de l’objet ; l’autre, qu’il nomme l’art du simulacre, se contente de l’apparence seule de l’objet et cherche à en rendre le meilleur effet, selon le point de vue à partir duquel il est regardé. L’art vériatble de la copie, à l'inverse, se passe de tout point de vue, dans la mesure où il ne cherche qu'à imiter les proportions internes de l’objet, par-delà la particularité de tout point de vue. Le simulacre, lui, ne vise donc qu’à procurer le « bon » effet en donnant l’impression que l’objet a les formes voulues, c'est-à-dire celles de son modèle, alors même que l'imitation ne respecte pas les proportions de l'original. Autrement dit, il y a d’un côté un art qui s’occupe de penser et de représenter l’objet comme tel et en lui-même (et la notion de "proportions internes" nous renvoie alors de façon exemplaire à la géométrie et aux mathématiques, qui figurent leurs objets indépendamment de tout point de vue particulier donné), et de l’autre, un art qui ne cherche qu'à reproduire la simple apparence, en se conformant à la seule dimension sensible, et donc relative, de l'apparaître, et non à son fondement intelligible. Pour Platon, cette deuxième approche de l’art est coupable de pervertir le jugement en préférant l'image et la fiction à la réalité, et l’illusion à la vérité. Comme le sophiste, le peintre qui fabrique ce type d’images n'est qu'un fabriquant de simulacres dont l'art repose justement sur une confusion cruciale, celle de l'absence de différence entre l'image et le réel, et donc sur l'impossibilité de distinguer la copie du modèle, et la représentation de ce qu'elle représente.

Autrement dit, la structure de l'image dans la représentation nous renvoie toujours à deux choses : d'une part, à l'image elle-même ; d'autre part à l'objet qu'elle représente ; le problème du simulacre étant alors qu'il tend justement à effacer et à supprimer cette structure elle-même afin d'étendre partout le règnes des illusions et des apparences. L’ambiguïté, ici constitutive, de la représentation, ne peut alors se résoudre que par l’attitude de celui qui regarde : il s'agit pour lui de prendre en considération soit la réalité à laquelle renvoie l'image, ramenant alors celle-ci à ce dont elle est l'image - c'est-à-dire donc, à autre chose qu'elle-même - soit l'image, c'est-à-dire l'image comme représentation valant en elle-même. Dans le cas de la peinture en perspective et du trompe-l’œil, l’art du peintre consiste donc à rendre impossible une telle alternative, afin d'égarer le spectateur, de manière à l’empêcher de comprendre que l’image qu’il voit n'est justement qu'une image, et par là, à lui faire croire à la réalité même. Le but du simulacre est en définitive de se supprimer lui-même dans sa fonction de représentation, en rendant impossibile l'identification de l'image en tant qu'image.

 

Avec l’invention de l’optique, science pratique reposant sur les axiomes de la géométrie d’Euclide, les illusions de la perception devinrent à la fois compréhensibles et reproductibles. La conséquence directe de cette évolution fut d'élever un soupçon dans les consciences, de rendre possible l'acte de douter des apparences afin d’éviter d’être trompé, abusé, ou floué par n’importe quel charlatan. Pour le dire brièvement, c’est à partir de la combinaison de l’axiome I et de l'axiome VII de la géométrie d’Euclide que l'optique permit de transformer la perception immédiate en une donnée abstraite susceptible de fournir les dimensions et les dispositions exactes des formes perçues dans l’espace, à partir de la distance et de l’angle sous lequel l’œil les voit (ce que la perception livrée à elle-même est incapable de faire, puisqu’elle ne perçoit jamais de distance, mais une certaine « impression » de profondeur). Fonctionnant toujours sur un double registre, l’optique est en même temps une géométrisation de la perception (et donc par là une science idéale faisant de l’ « impression » de profondeur un calcul de la distance) et « un art de l’illusion qui les recrée ». Un bon exemple des prodiges de l’optique à cette époque fut la découverte de la camera obscura. De nombreux charlatans utilisèrent cette technique pour tromper les simples d’esprits et les niais en faisant passer ce phénomène naturel pour un tour de magie. De manière analogue, c’est aussi à cette époque qu’on vit pour la première fois des automates, des colombes en bois (d’Architas) ou bien encore des machines hydrauliques qui contribuèrent à renforcer la confusion entre l’animé et l’inanimé, et ainsi à rendre toujours plus ténue la ligne de partage entre le monde naturel et le monde mécanique des inventions humaines. « Si, dis-je, ces auteurs rapportent ces productions miraculeuses – les automates – à une infinité d’autres qui se lisent dans les histoires, à la puissance et aux opérations de la magie artificielle : nous pouvons bien dire la même chose des effets de perspective qui ne sont pas moins à estimer et à admirer. Philon, le Juif au livre De Specialibus legibus, dit expressément en ces termes… que la vraie magie, ou la perfection des sciences, consiste en la Perspective, qui nous fait connaître et discerner plus parfaitement les beaux ouvrages de la nature de l’art et qui a été estimée de tout temps, non seulement du commun des peuples, mais encore des plus puissants monarques de la terre. »  

Plan d'une machine d'Archytas, la colombe :

 

archytas

 

 

Quand J-F. Niceron publie ses Perspectives curieuses en 1638, Descartes vient de publier sa Dioptrique et sa Géométrie. Niceron ne connaît pas personnellement Descartes, mais il a lu et travaillé avec attention ses ouvrages. Dans le cloître des frères de l'ordre des Minimes, dont la bibliothèque contenait plus de vingt-six mille volumes, le jeune frère Niceron ( qui n'a que dix-huit ans lorsqu'il réalise le portrait de son ami Jacques d'Auzoles, et guère plus de vingt cinq quand il publie ses Perspectives curieuses ) se trouve en fait dans l'un des centres culturels européens les plus actifs de son temps. Cette communauté de savants s'enthousiasme pour le calcul du mécanisme, soit pour le rapporter à la production de machines ou d'automates pouvant contrefaire la réalité, soit pour l'utiliser comme modèle d'intelligibilité de la compréhension du fonctionnement des corps vivants. « Et véritablement, on peut fort bien comparer les nerfs de la machine que je vous décris (l'homme) aux tuyaux des machines de ses fontaines ; ses muscles et ses tendons aux divers engins et ressorts qui servent à le mouvoir; les esprits animaux, à l'eau qui les remue dont le coeur est la source et dont les concavités du cerveau sont les regards »

Mais devant fascination pour le mécanisme, Niceron comprend aussi, avec Descartes, la conséquence métaphysique qui découle de cette position : si les corps étendus ne sont en effet rien d'autre que des rouages d'une complexité plus ou moins grande, et si les lois phyisiques de la matière inerte et du mouvement des corps valent pour celles du vivant, alors les êtres vivants et sensibles se trouvent réduits à n'être plus que des portions de la res extensa et n'ont plus aucune autonomie à son égard. Dès lors, leur apparence elle-même, qui est non seulement trompeuse dès lors que les hommes sont en mesure de la contrefaire, se trouve, par principe, séparée de l'esprit et de la puissance d'ordre qui animaient, selon l'antique conception, la matière vivante. Le vieux principe aristotélicen de l'animation, c'est-à-dire de l'âme en tant que principe de mouvement et entéléchie du corps vivant, se trouve réduit à néant par cette séparation radicale des principes, des lois, et de ce dont ils sont lois et principes. Le vivant est dépourvu de son essence, dêchu de sa nature même, et se trouve alors renvoyé à n'être plus qu'un fragment de matière dont les lois de la mécanique peuvent désormais rendre compte.

Avec cette nouvelle approche, mécaniste, de l'apparence, Niceron se devait alors, en tant que portraitiste, de trouver une stratégie pour échapper à la réduction des apparences aux lois de la substance inerte, ou tout au contraire, trouver le moyen pour que, d'elles-mêmes, les apparences des corps matériels fassent signe et se tournent vers l'esprit, reflètent leur autre et leur principe, pour n'être plus réduites aux seules dimensions de la res extensa, au strict modèle mécaniste et spatial du partes extra partes.


           
            Si la peinture comme « princesse des arts », est à ranger du côté de ce que Platon nomme l’art du simulacre, l’anamorphose telle que la pratique J-F. Niceron, ne peut pas se laisser classer aussi simplement dans une telle catégorie. Car l’anamorphose est, en même temps que l’accomplissement de cette science, puisqu'elle est ce qu’il y a en elle de plus technique et de plus concrêt, donc de plus effectif, le lieu où l’optique se dénonce elle-même comme art du simulacre. Renversant alors ce rapport si étroit entre, d'un côté, le point de vue du spectateur, et de l'autre, l'effet du simulacre - dans la mesure où le simulacre n'est justement rien sans le point de vue pour lequel et depuis lequel il paraît - l’anamorphose garde alors comme son plus cher secret l’image qu’elle figure pour ne laisser voir d'abord que son vestige défiguré.

Pour comprendre cette idée, revenons au portrait de Jacques d’Auzoles (1631). Sa description n’est pas chose aisée. De forme arrondie, un simple coup d’œil superficiel ne permet en rien de comprendre ce que le peintre a voulu représenter. La figure la plus apparente du tableau est un cercle (sur le haut du tableau, au milieu), autour duquel se déploie un arc de cercle d’une certaine épaisseur, ouvert en son sommet, et coloré de teintes allant du noir au blanc en passant par le gris. Enfin, comme greffé à l’arc de cercle, se laisse deviner une sorte de tête aplatie et renversée dont les yeux s’étirent jusqu’à ne plus former que deux longs traits incurvés vers le haut. Une fois ces premières bribes de physionomie découvertes, un regard plus attentif permet alors de voir à nouveau ce que nous venons de décrire de manière plus approfondie. Le portrait semble alors figurer un buste renversé surmonté d’un visage, tous deux mystérieusement creusés de l’intérieur par l’influence invisible du premier cercle. Le moins que l’on puisse dire, c'est que la descprition ne nous renseigne ici que très peu sur le modèle du portrait. Au contraire, cette observation, pourtant attentive, au lieu de nous mettre en relation avec un visage réel, un regard - ce que fait d’ordinaire un portrait - n’évoque d’abord qu’un sentiment d’étrangeté, puis d’étonnement, et d’amusement ensuite. Dans le même temps, il est clair que le portrait ne semble pas le fruit du hasard ni du tâtonnement. Tout, en lui, apparaît maîtrisé et fini. Dans son excentricité même, rien n'y est inachevé, ni encore moins le fruit d’une inspiration fantaisiste. Mais alors, d’où vient cette étrangeté ? Et quel sens cela peut-il réellement avoir de déformer à ce point le visage d'un homme dont on se propose de faire le portrait, alors même qu’on est en possession de la science la plus rigoureuse et la plus adéquate afin d'éviter toute forme de disproportion possible ?

 

L’anamorphose est l’imitation d’une figure déformée par un support. Mais cette image déformée « (...) lorsqu’on [la] regarde de biais d’un point de vue déterminé, montre une figure humaine dessinée selon les règles de la perspective et qui, vue de face ainsi que se voient naturellement et communément les autres peintures, ne représente rien d’autre qu’un mélange confus et désordonné de lignes et de couleurs, desquelles on peut aussi reconstituer des images de fleuves ou de chemins tortueux, des plages nues, des nuages ou des chimères très étranges. » Face à une anamorphose, le spectateur est donc confronté à une apparence curieuse mais qui ne relève pourtant pas de l’imagination, du phantasma au sens où les stoïciens l’entendent. En effet, comme le souligne Niceron dans son livre, l’art de la perspective ignore délibérément ce qui se passe entre la rétine et le sens commun. En partant du processus de la camera obscura et de la formalisation que l'on peut en faire à l’aide de la géométrie, l'art de la perspective n'a pas besoin de l'imagination pour déformer son modèle. En reprenant ce qu’écrit Alain de la sculpture, on pourrait alors dire des anamorphoses qu’elles abordent le réel comme une pure forme isolée dans un plan, vue à une certaine distance, et dont il est possible d’adopter – abstraitement - un nombre quasi infini de points de vues. Même si ces points de vues peuvent être aussi surprenants que ceux du père Niceron, et devenir par là de vrais objets de curiosité esthétique, il n’en restent pas moins qu'ils se donnent comme des statues pétrifiées, fruit d’un entendement fini. Néanmoins, une chose demeure. Pour que le véritable visage de l'anamorphose apparaisse, il faut être en possession d'un secret : savoir pour quel point de vue elle a été faite.

 

 

anamorphose2

anamorphose dioptrique

 

 

 

anamorphosemiroir

anamorphose catoptrique

 

 

 

            La particularité du portrait de Jacques d’Auzoles est d’être une anamorphose catoptrique. Ce type d’anamorphose repose en réalité sur l’invention technique du miroir qui, à l’époque du père Niceron, était considéré comme un objet magique ayant les propriétés de tromper « les yeux de l’homme en lui faisant croire qu’il voit dans l’air les âmes des morts qui cependant sont des enfants ou des statues dissimulées ailleurs ». Au carrefour de la science et de la magie, du naturel et du spirituel, le miroir est l’espace réel et symbolique où la représentation vient se perdre pour sortir d’elle-même. Ce ne sont plus seulement les apparences qui sont reproduites avec les miroirs mais le principe même du vivant : l’âme des morts. Prenant le contre-pied de ce phénomène d’illusion, J-F. Niceron s’amuse à reproduire les déformations qu’entraîne la projection d’images en perspective simple sur des miroirs coniques. Par là, loin d’être l’objet par lequel Narcisse se noie dans son propre reflet, Niceron fait du miroir en cylindre et en cône le point de départ d’une véritable tératologie – science capable d’engendrer des monstres. Dans le même temps, c’est encore le miroir lui-même qui détient la clé de cette apparence trompeuse et qui peut alors venir reformer l’image d'abord apparement difforme. L’important est ici que Niceron force son spectateur à différencier l’objet lui-même de son apparaître en désamorçant l’effet de simulacre par une figure monstrueuse. Mais quel sens recouvre alors ce geste quand il est appliqué à l'élaboration d'un portrait ?

 

            Généralement, on regarde un portrait comme on regarderait une personne vivante. On ne le regarde pas comme une peinture, mais pour ce qu’il donne à voir ; sans faire de différence avec le reste du visible.

 

Dans l’effet que produit sur nous le portrait, tout se passe comme s'il n’y avait pas de différence entre la personne réelle et son image. Or, faisant cela, nous commettons à notre insu, une erreur de jugement qui revient à prendre ce que nous voyons pour autre chose que ce qui est en réalité. Devant un portrait, nous croyons voir une personne réelle alors que devant nous, ne se tient qu’un simulacre, qu’une illusion d’optique cherchant à nous faire croire à sa présence réelle. En travaillant sur l’anamorphose qui  est muable et flexible comme la cire sur laquelle a médité Descartes, tous les travaux de Niceron convergent vers un même constat : il y une différence entre le vrai et l’apparent. Quand il réalise certains portraits de telle manière qu’ils ne soient visibles que par l’intermédiaire d’un cristal, il met en quelque sorte à découvert le jugement qui se tient sous toute perception en forçant celui qui voit à dépasser le stade de la perception immédiate.  « Les gigantesques compositions avec les saints apparaissant et se désagrégeant, dans le cloître des Minimes, y sont dressées comme un rappel constant de l’ordre des travaux scientifiques conduits dans ce couvent et de l’incertitude des apparences qui rejoint, dans la pensée religieuse, l’idée de l’inconstance et de la vanité du monde ». Pour éclairer encore cette idée, on peut ici faire référence au sermon de Bossuet sur la Providence qui compare l’effet des passions humaines à celui qui produit les anamorphoses : « Quand je considère en moi-même la  disposition des choses humaines, confuse, inégale, irrégulière, je la compare souvent  à certains tableaux (…). La première vue ne nous montre que des traits informes et un mélange confus de couleurs, qui semble être, ou l’essai de quelque apprenti, ou le jeu de quelque enfant, plutôt que l’ouvrage d’une main savante. Mais aussitôt que celui qui sait le secret vous le fait regarder par un certain endroit, aussitôt, toutes les lignes inégales venant à se ramasser d’une certaine façon dans votre vue, toute la confusion se démêle, et vous voyez paraître un visage avec ses linéaments et ses proportions où il n’y avait auparavant aucune apparence de forme humaine ».

 

L’anamorphose s’inscrit donc au confluent de la science et du religieux, confluent où le religieux fournit le socle à partir duquel il est possible d’envisager toutes les déformations du monde. Ainsi l’apparence n’est pas rendue à son libre jeu, mais dénoncée sous une forme « ésotérique » comme ce qui est proprement informe - la vanité du monde - la res extensa infiniment malléable et variable qui, pour retrouver forme et qualité doit faire appel au créateur, au démiurge seul capable de nous dire à partir de quel point de vue il est possible de voir à nouveau réunie dans sa forme simple et non défigurée, la réalité. Autrement dit, la confusion qu’introduit l'anamorphose dans l’apparence n’est relative qu'au point de vue à partir duquel elle est regardée. Loin de rechercher l’effet de simulacre, elle réserve au point de vue du spectateur la plus grande déformation. En revanche, pour celui qui trouve le point de vue caché à partir duquel la déformation a été opérée, l’anamorphose retrouve ses dimensions originales et par là son apparence, mais comme vidée de sa puissance de simulacre. Il n'y a donc déformation que pour celui qui regarde le tableau en pensant qu’il a été peint à partir du point de vue où il se tient. Au fond, on pourrait dire que l’anamorphose révèle la vérité et les limites de la perspective en forçant celui qui regarde à comprendre qu’il se tient dans un jeu d’apparences. Par là, on comprend qu'il n'y a plus, d’un côté, le peintre qui s’efforcerait de parvenir à la vérité du modèle, et de l’autre, l’objet, qui se tiendrait dans sa vérité nue : il n'y a rien d'autre que la perception que nous avons d’un objet, c’est-à-dire, le point de vue à partir duquel nous le regardons, point de vue qui détermine intégralement sa taille, sa forme et donc sa figure. Autrement dit, livrée à la partialité du point de vue, l’apparence n'est plus qu'un voile posé sur la réalité, une ombre compréhensible dans ses mouvements, mais dont la source nous échappe. Shakespeare, utilisant une analogie propre à la poésie, compare ces déformations relatives au point de vue à celles qu’opèrent les mouvements de l’âme lorsqu’elle est triste ou énervée et qu’elle se rapporte dans un tel état à un objet : elle le rend absolument méconnaissable. A l'inverse, pour celui qui suspend son jugement, qui doute de la réalité des apparences, l’anamorphose suggère aussi qu’il existe un point de vue, unique, à partir duquel se découvre l’objet dans sa « vérité », où plutôt, l’objet tel qu’il est donné dans une « vision droite », c’est-à-dire tel qu’il apparaît sur la rétine quand aucun phénomène de réflexion ou de réfraction n’est venu le modifier. Cet objet non déformé peut alors être considéré comme l’élément simple à partir duquel deviennent compréhensibles toutes les autres déformations.       

 

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Un signe est toujours signe d’autre chose. S’il est simplement lui-même, alors il n’est pas signe, mais l’objet immédiat de la perception. En revanche, dès qu’il acquiert une autre valeur que celle de son apparence immédiate, il devient un signe, c’est-à-dire qu’il se met à signifier quelque chose d’autre pour celui qui le regarde. « Un signe n’est pas ce qu’il est immédiatement, car aucun signe n’est immédiatement, puisque le « signe » résulte du jeu de la réflexion. Un signe de contradiction est ce qui attire sur soi l’attention qui, s’y portant, y découvre la contradiction. » Dans l’Ecriture, l’Homme-Dieu (Jésus-Christ) est dit être un signe-de-contradiction au sens où l’Homme-Dieu prétend réunir en une personne faible dans son abaissement le plus haut degré de puissance qui existe, à savoir : Dieu. Autrement dit, être un « signe », c’est être autre chose que ce que l’on est immédiatement ; mais être un signe-de-contradiction, c’est être une chose dont l'être s'oppose à la manière dont il se donne immédiatement. N’est-ce pas exactement la définition de l’anamorphose qui, d’un point de vue immédiat, se donne pour une monstruosité (qui semble relever de la phantasia, de l’effigie, et du simulacre) alors que pour celui qui la juge correctement et qui fait acte de réflexion, l'anamorphose devient la fine pointe d’une pratique scientifique ou l’apparence, en même temps qu'elle atteint son plus haut degré d'intelligibilité voit sa substance disparaître en Dieu. Pour conclure, nous dirons donc que le portrait de J-F Niceron, loin d’être un portrait de Jacques d’Auzoles est avant tout un portrait de l’esprit du mathématicien qui lui, loin d'avoir un corps, repose de toute éternité dans l'intellect divin.

 

Bibliographie.

- Corneille Agrippa, De incertitudine et vanitate scientiarum et artium, Anvers, 1530
- Jurgis Baltrusaïtis, Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus, Les perspectives dépravées – II, 45300 Manchecourt, Champ Flammarion, 2001.
- Jurgis Baltrusaïtis, Aberrations ou Essai sur la légende des formes, Les perspectives dépravées – I, 45300 Manchecourt, Champ Flammarion, 2001.
- J.B. Bossuet, Sur la providence, Sermon pour la deuxième semaine du Carême, prêché au Louvre le 8 ou le 10 mars 1662
- Sören Kierkegaard, L’école du christianisme, OC. XVII, Trad. P.H Tisseau et E.M Jacquet Tisseau, Paris, Ed. l’Orante, 20 volumes, 1966-1986, p 1-231.
- Jean-François Niceron, Les perspectives curieuses ou magie artificielle des effets merveilleux.
                                                    

 

           G. Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation; col. L'ordre philosophique, ed Seuil.

           J. Baltrusaïtis, Anamorphoses, La catoptrique géométrie et prestidigitation, p. 203-228.

           L'optique se divise en trois catégories. D’abord la perspective, qui traite des objets qui se voient simplement et directement. Puis la dioptrique, ou Metoptique qui traite des choses vues à travers deux ou plusieurs milieux de différentes espèces (comme ce qui se voie à travers de l’air, de l’eau, ou du cristal). Enfin la catoptrique, science des miroirs et des réflexions qui se font par les corps polis.

           Axiome I : Tout ce que voit l’œil est vu sous un angle. Chacun peut dire sous quel angle il voit quelque chose quand il sait à quelle distance il se trouve de l’objet qu’il regarde. Il peut alors savoir sous quel angle il voit l’objet. Il y a sinon des variations de visibilité entre les objets regardés.
            Axiome II : L’image de la rétine est d’autant plus grande qu’elle lui arrive sous un plus grand angle. On peut en faire l’expérience en représentant une pyramide par exemple. A mesure que l’observateur s’approchera de la pyramide, et donc, agrandira son angle de vison, la pyramide deviendra de plus en plus grosse pour lui.
            Axiome III : Ce qui se voit sous un plus grand angle paraît plus grand. Ceci se comprend si l’on fait abstraction de la connaissance de l’éloignement de l’objet perçu. Le jugement établit en permanence des positionnements aux objets perçus. Entre deux pyramides d’une même taille, il nous sera possible de juger que l’une est plus grande que l’autre si elle nous semble plus éloignée. Mais superficiellement, c’est l’autre qui paraît d’abord plus grand qu’elle n’est, puisque qu’on la juge aussi grande l’autre.
            Axiome IV : Ce qui se voit sous un moindre angle est moindre.
            Axiome VII : Tout objet paraît dans le rayon qui porte son image sur la rétine. C’est là l’axiome sur lequel repose toute la perspective puisqu’il « faut mettre le propre lieu de chaque point de l’objet au même point du tableau par où passe le rayon qui part de l’image de chaque point ».
            Axiome XII : Le lieu dans le plan d’une chose vue se trouve où le rayon optique passant par la chose vue touche ou rencontre le tableau.

 

           Baltrusaïtis, Anamorphoses, les perspectives dépravées, Ed. Flammarion, Paris, 1996. p. 13

           J. F. Niceron, Les perspectives curieuses, Introduction.

           Ch. Adam et P. Tannery, , Vol XI, p. 130-131

           Idem.

           Corneille Agrippa, De incertitudine et vanitate scientiarum et artium, Anvers, 1530, Chap. 26, p. 107.

          J.F. Niceron, Les perspectives curieuses, p. 119. Niceron fait ici une référence explicite à Descartes.

          Baltrusaïtis, Op. Cit. p. 101.

          J.B. Bossuet, Sur la providence, Sermon pour la deuxième semaine du Carême, prêché au Louvre le 8 ou le 10 mars 1662.

          Shakespeare, Richard II, acte II, scène 2

          S. Kierkegaard (Anti-Climacus), L’école du christianisme, p. 115. 

 

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