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J’ai commencé à peindre sur papier vers 1985 ; sa matière est très belle, je pourrais dire sensuelle, et j’aime sa matité.

Une double aventure : le papier et le sujet - le même pour 7 tableaux, une femme entre deux hommes - le huitième un homme entre deux femmes. Ces premiers tableaux sur papier, de grand format, « j’ai oublié par discrétion »  ont été encadrés sous plexiglas.

 

Après cette série j’ai encore fait un ou deux tableaux sur toile comme « tiens voilà encore les cloches qui sonnent ».

 

Puis j’ai définitivement abandonné la toile, et ma 1° peinture sur le thème du regard a été « je ne connais pas cette nuit-là ». Je peignais à l’époque des gens, toujours nulle part, juste dans le mouvement, de très près quelquefois, visages ayant vécu, marqués par la vie ; cette fois-là, j’ai buté sur le visage d’un homme dont la vie avait été d’une telle densité, effroyable, que je ne voulus garder que ce que je voyais dans ses yeux. Il avait tout vu, tout vécu, et il était là, au-delà ; sans tristesse ni amertume. Il m’a semblé que pour cet homme-là il y aurait eu tricherie de peindre son visage ravagé.

Alors j’ai « attrapé »  ce regard.

J’ai alors continué à essayer d’ « attraper » les regards, fascinée par cette petite boule de couleurs

 

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où l’on pouvait tout voir, la peur, l’émotion, la réflexion, le bonheur, l’interrogation, etc..

Et j’en suis venue à triturer le papier, le froisser, ex : « ils oublient tout, ils n’ont que la mémoire » C’était pour une exposition, Centre Georges Pompidou, Atelier des Enfants, sur le thème de la feuille en mêlant feuille/lettre et feuille/nature. L’histoire de ces regards est aussi un belle histoire : j’avais vu une photo de l’ami de Nelson Mandela, Walter Sisulu je crois, sorti de prison avant lui (on était encore à l’époque de l’apartheid) et qui retrouvait sa femme, image du bonheur. Pour les accompagner j’ai fait des photocopies de lettres d’amour et je les ai trempées dans l’eau et la colle, et froissées, comme des fleurs. Elles sont illisibles, mais on peut entrevoir les écritures.

J’ai fait plusieurs tableaux mouillés, froissés qui ressemblent pour certains à du métal.

 

Après avoir trituré le papier, j’ai profité de la force du mouvement de la déchirure  comme élément esthétique, scarifié le papier, parfois avant – matière presque invisible et mouvementée – parfois après – mouvement étoilé de points blancs.

Quand tout est prêt – peinture et déchirures – je maroufle le tout sur de la toile à peindre.

 

Une fois marouflé et sec, je détache le tableau  du châssis, coupe tout le tour du tableau en gardant la

 

 

 

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marge blanche ; ils sont suspendus à l’aide de rivets, ainsi ils   continuent à garder la matière du papier. Ils sont lourds et légers, ne collent pas au mur.

Les matériaux tels que les ferrailles, cordes, vieux plastiques déchirés par le vent, fils électriques,  se sont rajoutés à la peinture, aux déchirures, aux scarifications ; j’ai dû  suspendre ces tableaux-là à l’intérieur de grands cadres de bois brut (« vous êtes en train d’oublier de respirer ! » ou « qu’est-ce que vous voulez dire dégourdi comme un flingue ? »). « Tout arrive même rien » sorte de parallélépipède, entièrement déchiré, scarifié et surmonté d’un barbelé tout rouillé, lui, a été mis dans une boîte entourée d’une barre de fer rouillé.

 

Je donne des titres à tous mes tableaux, (ou sculptures) titres qui rejoignent la littérature ; j’ai beaucoup de plaisir à leur chercher des titres, un peu comme une petite récompense que je me ferai l’œuvre finie, titre qui détourne l’attention première avec humour. J’ai des cahiers de titres.

Au cours des expositions, j’affirme ces titres sur un grand  tirage  photographique, où  chaque  titre  est

accompagné d’un numéro qui renvoie au tableau ou à la sculpture.

 

Absorbée par le thème du regard, j’ai commencé une série de photos que j’ai exposées sous le titre « le

 

 

 

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regard intérieur » ; très petits formats en N. et B., alignés sans cadre, au mur même de la galerie. Au-dessus de cette longue ligne de photos flottait une  grande une photo, toujours en N. et B.,  tirée sur papier transparent. J’ai photographié, la plupart du temps dans mon atelier, les amis – quelquefois avec les enfants qui participent très sérieusement à la photo – ou les visiteurs – poètes, critiques, artistes... –  de très près, les yeux fermés.

 

Après le tableau toile, le  tableau papier, le  tableau ferrailles et autres matériaux, j’ai abordé les trois dimensions, en me servant de  ferrailles, cailloux, branches, plumes, barbelés, etc... et de personnages qui ressemblent à des sculptures de pierre – espèces de poupées faites de chiffons (avec forme déterminée et cousue à la machine) bourrées de sable, sciure, colle, fer, et que je peints  à la colle/peinture/sable pour leur donner un aspect de terre. Certaines tournent à l’aide d’un moteur électrique.

 

Parallèlement et depuis plusieurs années je dessine dans un carnet, tous les jours ; au tout début quand

j’ai pris cette décision de faire un dessin par jour, dans des carnets, je dessinais au crayon. Puis au

bambou et à l’encre, de plus en plus rapidement, soit avec de l’encre Waterman noire, soit avec de l’indigo

 

 

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provenant du Maroc (quand il provient du Maroc et qu’il est de bonne qualité, l’indigo se présente sous forme d’un cube grossier d’un bleu intense irisé de rose profond) ; ou  encore des expérimentations avec des  terres de provenances variées ou de colorants qui servent à la céramique ou à la teinture (Mexique/ Egypte)

Ces dessins m’ont servi à faire mon livre « en vain l’azur », accompagné d’un long poème de Nicolas Vatimbella avec les Editions du Seuil, ou « ouïïe ouïïe ouïïe » accompagné par un texte de Véronique Petit aux Editions  Dumerchez.

Pour réaliser ces livres il a fallu éplucher mes carnets et sortir tous les dessins pour l’impression et pour pouvoir les exposer.

 

Les livres ‘d’artiste’ que j’ai réalisés, en très peu d’exemplaires, avec (« la petite ») ou sans texte pour les autres, l’ont été chez Le Petit Jaunais, lithographes installés à Nantes.

 

 

Dans les derniers temps, par un concours de circonstances imprévues et difficiles, j’ai dû mettre un peu de côté  mon travail.   Quand  j’ai  repris le dessin, j’ai compris que j’étais dans une autre période, qu’il y avait des sujets maintenant inabordables, et que je ne pouvais plus dessiner dans

 

 

 

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l’urgence du trait ; que certains sujets étaient à présents impossibles.

Cela a commencé très lentement lors d’un voyage au Brésil.

 

 

Un certain temps après ce voyage qui a brutalement fait basculer ma vie, j’ai voulu aborder le  thème de la fragilité avec des papiers légers, des déchirures, des herbes, quelques plumes, et des petits points de peinture rouge.

C’est une série que j’appelle  « fragile ».

 

Actuellement je retourne à la peinture, avec de tout petits formats carrés ; sur ces peintures sont introduites de petites phrases découpées dans la presse quotidienne.

 

 

 

 

 

 

 

 

Sabine Monirys

Paris, le 2 décembre 2006

 

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