CaractŽristiques et sens du plateau de N™

RŽflexions sur le N™ et le Kyogen du point de vue de lĠespace du jeu

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le thŽ‰tre du temple Shint™ de Kasuga, construit en 1862. Bien culturel classŽ.

Le N™ de Sasayamakasuga a lieu chaque annŽe au temps des cerisiers en pleines fleurs.

 

 

Prologue :

                On dit que cĠest au milieu du 14me sicle, il y a plus de 600 ans, que le N™ et le Kyogen ont Žtabli leurs bases en tant que genre thŽ‰tral ˆ part entire, genre trs ancien, si lĠon considre que William Shakespeare est nŽ en 1564 (et mort en 1616), et que lĠopŽra italien a vu le jour ˆ la fin du 16me sicle.

 

                Nous allons dans un premier temps aborder brivement les caractŽristiques thŽ‰trales du N™ et du Kyogen.

                AujourdĠhui, le rŽpertoire du N™ compte 240 pices. Chacune dure en moyenne environ 90 minutes. Le nombre requis dĠacteurs pour la reprŽsentation dĠune pice, dans la plupart des cas, est de 15 ˆ 20. Le N™ est donc un thŽ‰tre de grande Žchelle par rapport au Kyogen (cf paragraphe suivant). Le N™ se caractŽrise Žgalement par le port de masques, et par le fait que cĠest un thŽ‰tre en vers o se combinent musique et danse. Les masques ont pour fonction, tout comme dans dĠautres genres thŽ‰traux ou cŽrŽmonies de par le monde, de reprŽsenter des visiteurs de lĠau-delˆ. Le ShitŽ, personnage principal du N™, joue souvent les r™les de Shinbutsu [(dieux et bouddha)], Kijin [(‰mes des morts et dŽmons)], Tennin [(visiteurs du ciel)], esprits des fleurs ou fant™mes. Pour jouer ces r™les on porte donc un masque, appelŽ N™-men pour ce qui est du N™. La majeure partie du scŽnario est Žcrite en vers au rythme shichigo [(alternance de 5 et 7 syllabes)], et les vers sont entirement chantŽs (on appelle ce chant Utai). LĠart de la danse supporte le jeu.

 

                Quant au Kyogen, le rŽpertoire est aujourdĠhui de 264 pices, dĠune durŽe moyenne de 30 minutes au maximum. Dans la plupart des cas, il y a 3 personnages. CĠest un thŽ‰tre de textes principalement composŽs de dialogues. Le personnage le plus reprŽsentatif est un vassal, Tar™-kaja, qui appara”t dans presque 100 pices. Le rŽcit typique du Kyogen dŽcrit les petites btises que Tar™-kaja commet dans la vie quotidienne. De temps en temps, Shinbutsu ou Kijin figurent aussi dans les pices de Kyogen. LĠacteur met dans ce cas un masque (Kyogen-men). Mais lorsque le personnage est un homme normal, aucun masque nĠest nŽcessaire.

 

                Il existe pour la reprŽsentation des pices de N™ et de Kyogen une scne spŽcifique appelŽe N™-butai. La raison pour laquelle le N™ et le Kyogen, dont les formes sont bien contrastŽes, peuvent tre reprŽsentŽs sur une mme scne vient du fait quĠils remontent tous deux, ˆ lĠorigine, ˆ lĠart du Sarugaku [(forme thŽ‰trale populaire)], datant de lĠre Heian [(Ky™to: 794-1192)]. Ces deux genres ont ŽvoluŽ depuis et se sont diffŽrenciŽs.

               

 

1. Les caractŽristiques du N™-butai, la scne (plateau) du N™ :

                Le N™-butai se compose, en gros, de deux espaces : le Hon-butai, un espace carrŽ de 6 mtres de c™tŽ, et le Hashi-gakari, un couloir qui se prolonge du Hon-butai vers la gauche pour les spectateurs. La longueur du Hashi-gakari dŽpend de celle du N™-butai, mais elle est en gŽnŽral de 10 mtres environ.

                Les acteurs entrent et sortent de la scne en levant un rideau nommŽ Agemaku, suspendu au bout du Hashi-gakari. Le Hashi-gakari est le couloir permettant aux artistes dĠentrer et de sortir de la scne, mais il sert Žgalement ˆ reprŽsenter le dŽcalage physique et psychologique du Hon-butai.

 

                Au fond du Hon-butai est installŽ un panneau composŽ de planches bien jointes les unes aux autres, dont la surface est glissante comme un miroir, le Kagami-ita. Sur ce dernier il est dĠusage quĠil y ait la peinture dĠun grand pin. Toutefois, le Kita-butai de Nishi-honganji [(temple bouddhiste)] ˆ Kyoto, le plus ancien N™-butai existant, a ŽtŽ construit, dit-on, en 1581, ˆ lĠŽpoque o lĠarchŽtype de la scne sĠest formŽ, mais la tradition de la peinture dĠun pin sur le panneau est ultŽrieure, et finalement pas si ancienne au regard de la longue histoire du N™.

 

                Aux quatre coins de la scne, 4 piliers soutiennent le toit qui couvre le Hon-butai. Le Kensho, lĠespace rŽservŽ aux spectateurs, est situŽ en face de la scne jusquĠau Hashi-gakari, et entoure la moitiŽ gauche de la scne, ce qui permet aux spectateurs de regarder les acteurs non seulement en vis-ˆ-vis, mais aussi de c™tŽ. Le groupe de musiciens (Hayashi-kata) prend place devant le Kagami-ita, tandis que le choeur (Ji-utai) se positionne au c™tŽ droit de la scne. Les uns comme les autres jouent et chantent en regardant le jeu des acteurs. Il arrive aussi, de temps en temps, que des places pour les spectateurs soient installŽes derrire le choeur. De fait, les acteurs sur la scne de N™ sont regardŽs de toutes les directions ˆ la fois.

 

Le plancher de la scne est fait de cyprs japonais. Le sens des veines du bois va du fond de la scne jusquĠau devant, ce qui nĠest gŽnŽralement pas le cas pour dĠautres sortes de scnes. Cela veut dire que les mouvements des acteurs dĠarrire en avant (et vice-versa) sont trs importants. Il est frŽquent par exemple que lĠacte dĠavancer dĠun pas reprŽsente la joie, et que celui de reculer dĠun pas reprŽsente la surprise du personnage.

                Le meilleur cyprs japonais, de la rŽgion de Kiso, est une matire idŽale  pour le plateau de N™. Les acteurs considrent que nettoyer et poncer le plancher est partie intŽgrante de lĠentra”nement du N™ et du Kyogen. Ils tiennent ˆ conserver le  sol dans le meilleur Žtat possible (par exemple, en lĠastiquant avec un torchon imprŽgnŽ de lait de soja, qui nĠest pas trop gras, afin quĠil soit lisse).

 

                Les acteurs portent sans faute des Tabi [(chaussettes portŽes avec le kimono)] en coton blanc sur la scne du N™ (les Tabi en coton jaune pour ce qui est du Kyogen), et jamais autre chose. Pour jouer une sŽquence censŽe se dŽrouler ˆ lĠextŽrieur, on pourrait sĠattendre ˆ ce quĠils portent des Zori [(sandalettes de corde)], mais ce nĠest pas le cas car ils ne cherchent pas ˆ jouer de manire rŽaliste. Il nĠest en outre pas utile de porter des Zori pour montrer de beaux pas (Hakobi), ŽlŽment important dans le jeu des acteurs.

 

                LĠŽpaisseur du sol est de 3 cm. Cette Žpaisseur est la meilleure pour que le plancher rŽsonne agrŽablement quand les acteurs marquent le rythme du pied, action Žgalement trs importante dans lĠart dĠinterprŽter le N™ et le Kyogen. Pour ce qui est des anciens plateaux de N™, ce sont des dizaines de bouteilles enterrŽes sous la scne qui permettent dĠobtenir un son idŽal lorsque les acteurs tapent du pied.

                Un sol trop Žpais nĠest pas bien, dit-on. Comme les acteurs jouent souvent en Žtant longtemps assis par terre, un sol trop Žpais met leurs jambes ˆ rude Žpreuve. Le choeur chante ds le dŽbut jusquĠˆ la fin de la pice en Žtant assis par terre. La pice la plus longue dure presque 3 heures, et il nĠest aucun chanteur qui ne finisse par avoir des fourmis dans les jambes. Le sol dĠune Žpaisseur convenable donne moins de douleurs aux artistes.

 

2. Le N™-butai, un espace vide :

                Au fond de la scne de N™, comme je lĠai indiquŽ tout ˆ lĠheure, il y a juste un Kagami-ita, la peinture dĠun grand pin. On nĠinstalle jamais dĠautres panneaux au fond de la scne de N™ ou de Kyogen. Quant au dŽcor, un objet trs simple en bambou, le Tsukurimono, est parfois ajoutŽ, mais ce nĠest pas le cas pour toutes les pices. Ainsi, lors dĠune reprŽsentation de N™ et de Kyogen, le N™-butai est principalement utilisŽ en tant quĠespace vide.

               Bien entendu, les situations et circonstances varient selon les pices. Comment en rendre compte sans autres peintures ou dŽcors? Ce sont en fait les chants et le dialogue qui permettent de dŽcrire : lĠacteur chante non seulement les sentiments du personnage, mais aussi des indications sur la saison, le lieu, le temps, par exemple. Dans le N™, cĠest parfois le Ji-utai [(le chÏur)] qui assume cette fonction (alors que dans le Kyogen, le Ji-utai nĠest pas toujours prŽsent). Bref, dans les pices de N™ et de Kyogen, tout est dŽcrit ˆ travers le chant ou les dialogues. Dans lĠidŽal, le spectateur prte attention ˆ chacun des mots. Bien quĠil soit impossible de tout comprendre parce que certaines expressions sont trs difficiles, notamment dans les pices de N™, il est demandŽ au spectateur un acte crŽatif : celui dĠimaginer la situation en Žcoutant chants et dialogues. Autrement dit, il est nŽcessaire pour le spectateur dĠassister activement ˆ la pice, et dĠavoir une extrme concentration.

 

                LĠacteur, lui, doit tre attentif ˆ tout son corps, parce quĠil joue dans un espace o on le regarde de tous les c™tŽs. Il lui est demandŽ de faire Žmaner son esprit de tous les c™tŽs de son corps, et de saisir lĠair autour de lui. Il nous arrive souvent de trouver belle la silhouette dĠun acteur qui se tient simplement debout. Cela provient de la tension de son esprit, qui se diffuse ˆ travers son corps et emplit lĠair. Dans certains cas, nous avons alors lĠimpression que lĠair autour de lui se trouble.

 

3. Le respect envers le plateau de N™

                Il existe une pice de N™ particulire ayant pour titre Okina [(le vieil homme, le vieux)]. Dans cette pice, les acteurs fŽminins ou les acteurs ayant fait lĠŽpreuve dĠun malheur rŽcent au sein de leur famille ne sont pas autorisŽs ˆ jouer. Pendant une certaine pŽriode, lĠacteur qui joue le r™le dĠOkina doit pratiquer une mortification appelŽe Bekka : pour cuire ses aliments et faire bouillir son eau, il doit utiliser un feu diffŽrent de celui des femmes. Ainsi, afin de se purifier, il se prive de manger les repas prŽparŽs par les femmes, de parler avec elles ou de les toucher. (AujourdĠhui, cette mortification a ŽtŽ beaucoup simplifiŽe, et il suffit de la faire juste avant le spectacle, dans la loge.)

De mme que dans la pice Okina, les acteurs fŽminins ou les acteurs qui ont rŽcemment souffert dĠun dŽcs dans leur famille ne sont pas admis sur certains plateaux de N™. Cela vient du fait que lĠon considre le plateau comme un espace sacrŽ. Il est Žvidemment inutile aujourdĠhui de tergiverser ˆ propos de la question : la femme est-elle ou non un tre sale ?, mais dans le Sutra du Lotus Hoke-kyo, il est Žcrit que 5 obstacles empchent la femme de devenir Bouddha. Cette doctrine a probablement influencŽ les rites liŽs ˆ lĠespace de reprŽsentation dĠOkina, rites qui continuent ˆ tre pratiquŽs aujourdĠhui.

 

Nous avons vu un cas extrme, mais il est incontestable que les acteurs considrent le plateau de N™ comme un espace sacrŽ. Par exemple, beaucoup dĠacteurs Žvitent de marcher sur le plateau avec des chaussettes ou Tabi noires, mme si il sĠagit dĠun plateau installŽ provisoirement.

 

4. De lĠextŽrieur ˆ lĠintŽrieur – en guise dĠŽpilogue

AujourdĠhui, nous avons les N™-gaku-do, des thŽ‰tres conus pour le N™ et le Kyogen. Ce sont des b‰timents qui contiennent un plateau de N™, mais aussi des magasins, des restaurants, et parfois mme une salle dĠexposition. Cela veut dire que dans les N™-gaku-do, la scne de N™ est installŽe ˆ lĠintŽrieur du b‰timent. GŽnŽralement, sous le plafond se situe le plateau de N™ qui possde lui-mme son propre toit. Cela peut sembler Žtrange ˆ premire vue.

 

 

 

 

Plan du ThŽ‰tre de N™ de Yokohama

(Reproduction de la brochure Le ThŽ‰tre de N™ de Yokohama)





 

 

 

En fait, lĠhistoire de ce type de scne de N™ ainsi installŽe ˆ lĠintŽrieur ne remonte pas ˆ trs longtemps. Plus prŽcisŽment, cĠest en 1881, 10 ans aprs Meiji-Ishin [(Restauration de Meiji)] que ce nouveau systme est nŽ, avec lĠouverture du N™-gaku-do de Shiba, construit prs de lĠactuelle tour de Tokyo.

 

JusquĠˆ la fin de lĠre Edo [(Žpoque dĠEdo : 1603-1867 – Shogunat des Tokugawa ˆ Edo, devenu Tokyo)], les scnes de N™ Žtaient installŽes ˆ lĠextŽrieur, et les spectateurs les regardaient depuis un autre b‰timent ˆ travers le Shirasu [(espace garni de cailloux blancs sŽparant la scne de la salle)]. Il y a beaucoup de thŽ‰tres de N™ dans des temples et sanctuaires du Japon, qui ont ŽtŽ construits avant Meiji Ishin et sont par consŽquent tous situŽs ˆ lĠextŽrieur.

Le thŽ‰tre de N™ du temple shint™ d'Itsukushima dans lĠ”le Miyajima ˆ Hiroshima, est mme situŽ dans la mer, et est dŽsignŽ comme un bien culturel national important, classŽ au patrimoine mondial. Ë marŽe haute, lĠeau arrive jusquĠaux bords de la scne, ce qui crŽe une ambiance merveilleuse. La mer produit un effet acoustique saisissant, dispositif magnifique permettant de tirer parti du pouvoir de la nature. Mais ce thŽ‰tre est aussi constamment soumis aux alŽas de cette dernire, et notamment ˆ la menace des typhons, susceptibles de lĠendommager.

 

 

Software: Microsoft Office

 

 Le thŽ‰tre de N™ du temple shint™ dĠItsukushima flottant sur la mer (vu de c™tŽ).

On estime quĠil a ŽtŽ construit en 1680. Bien culturel classŽ.

 

 

 

 

 

Software: Microsoft Office

 

Vu de face

 

 

 

Il est donc pratique, pour les acteurs comme pour les spectateurs, dĠavoir un espace comme le N™-gaku-do, dans lequel les pices sont reprŽsentŽes sans tre troublŽes par les phŽnomnes naturels tels que le mauvais temps. Mais jusquĠˆ lĠre Edo, les acteurs et les spectateurs comprenaient bien ce que cela signifie que de jouer des pices dans le vent et ˆ la lumire naturelle. Par exemple la pice Okina, dans laquelle le dieu promet paix et abondance de cŽrŽales, est censŽe tre jouŽe au dŽbut du programme et bŽnŽficier de la lumire fra”che du soleil matinal. Quant au N™ qui est censŽ tre reprŽsentŽ en fin de programme, le soleil couchant et les Kijin [(‰mes des morts et dŽmons)] aux mouvements agiles crŽent dans la plupart des pices une belle harmonie.

 

Vocaliser pour fortifier la voix, afin quĠelle puisse tre bien entendue malgrŽ la distance, dŽvelopper une ma”trise du jeu en fortifiant le corps, pour que le jeu puisse tre bien vu de loin... Mme si ces exercices ont ŽtŽ pensŽs pour des reprŽsentations ayant lieu ˆ lĠextŽrieur, les acteurs continuent de les pratiquer de nos jours.

LĠespace o lĠon joue et le jeu lui-mme sont trs Žtroitement liŽs. Le N™ et le Kyogen, tout en prŽservant ce dont ils ont hŽritŽ au fil du temps, cherchent sans cesse des possibilitŽs de sĠadapter ˆ notre Žpoque.

 

 

 

 

 

 

MIURA Hiroko

 

 

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