L’exil de l’âme

 

Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî
(549h / 1155c – 587h / 1191c)

 

Notes sur l'exil de l'âme et son retour
d’après Henry Corbin

 

 

 

 


Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî
shaykh al-Ishrâq

 

            Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî (549h / 1155c – 587h / 1191c), le shaykh maqtûl des historiens, shaykh shahîd pour ses disciples, reste plus connu sous le nom de shaykh al-Ishrâq pour les philosophes Ishrâqîyûn, ses héritiers, les philosophes « orientaux » de l’illumination matutinale de l’Orient des Lumières spirituelles.
Né à Sohraward au sud de Zenjân, dans la province de Jabal, l’ancienne Médie, dans le Nord-Ouest de l’Iran actuel, il étudie à Marâgheh en Azerbaïdjan auprès du Shaykh Majdoddîn Gîlî où il côtoie Fakhroddîn Râzî, qui deviendra un des maîtres du Kalâm, mais sur les capacités philosophiques duquel Sohrawardî restera réservé. Il découvre la tradition avicennienne à Ispahan où il étudie l’ouvrage de ?omar ibn Sahlân Sâwaji, commentateur du célèbre traité mystique d’Avicenne l’Epître de l’Oiseau que Sohrawardî traduira, à son tour, en persan. Commence alors sa vie itinérante entre communautés de soufis, solitude et méditation, au cours de laquelle il gravint les degrés de la Voie mystique. Son chemin passe par Diyâr Bakr dans le Sud-Est de l’Anatolie, où se trouve la cour des Seljouqides de Roum, et se termine en Syrie à Alep où il se lie d’amitié avec le gouverneur al-Malik al-Zâhir, fils de Salâhoddîn, le Saladin de l’histoire des Croisades. Quelques années plus tard, le grand théosophe mystique Mohyiddîn Ibn  ?Arabi se liera également à ce personnage. Là, oubliant la pratique salutaire de la taqîyeh, il se heurte aux juristes, docteurs de la Loi, les foqahâ, en de véhémentes disputes au cours desquelles est porté sur lui le takfîr, la sentence condamnant l’impiété envers l’Islam, ses livres recelant l’idée shi’ite originelle du cycle de la walâyat, continuation sur le mode de l’inspiration (wahy), et non plus sur celui de la révélation (Nobowwat), d’une transmission ou plutôt ici d’un déchiffrement du message divin. Plus de révélation, plus de descente d’un nouveau message, ou de retour toujours actualisé du même message éternel, donc plus de nouveau prophète, Mohammad étant bien le Sceau des Prophètes, mais continuation quand même, que cette remontée du sens à sa source (Ta’wîl) par l’intermédiaire de cette chaîne de transmission du sens caché, de cette succession secrète de la sainte lignée des Sages théosophes (la silsilat al-?irfân). Commence alors une résistance qu’al-Malik al-Zâhir oppose à son père qui lui ordonne la mise à mort de Sohrawardi. Il fallut par trois fois l’insistance des ?olamâ’, et par trois fois l’injonction de Salâhoddîn pour que périsse le Shaykh al-Ishrâq en la citadelle d’Alep le 5 Rajab 587 / 29 juillet 1191, à l’âge de trente-six ans.
En plus de son errance, ou bien grâce à elle, Sohrawardi a écrit pas moins d’une cinquantaine d’ouvrages et d’opuscules :
Trois grands traités systématiques comprenant la Logique, la Physique, la Métaphysique, discutant en détail les thèses de base de la philosophie péripatéticienne, telle qu’elle était alors professée en Islam. La connaissance de cette philosophie est la base et le point de départ de la formation du philosophe. Cependant, le spirituel étant dans l’obligation de la dépasser, elle est pensée par Sohrawardi comme une propédeutique nécessaire à l’étude et à la mise en pratique du traité suivant :
Le Livre de la Théosophie orientale (Kitâb Hikmat al-Ishrâq), le Grand Œuvre, où se trouve exposée et commentée sa doctrine sur la Sagesse des « Orientaux », sagesse qui depuis les anciens Sages zoroastriens ainsi que les « prophètes grecs » signifie cet Orient des lumières qui n’est pas l’Orient géographique mais bien un Orient de l’âme, un retour de l’Occident créaturel vers la source, l’Unité de l’Etre (wahida(t) al-wojûd) d’où s’est effectuée la descente (tanzîl) par l’intermédiaire de cet entre-monde, de ce mundus imaginalis (?âlam al-mithâl), monde où se produisent en réalité les événements de la Geste Céleste, monde des Anges et des Archanges mais aussi, parce que c’est la même chose, monde des événements de l’âme, des visions, lieu des perceptions surnaturelles, inspirations et prophéties où se tient Jibrîl / Gabriel, l’Esprit Saint (al-Rûh al-Qods), l’Ange de l’humanité, qui est simultanément l’Ange de la Révélation et l’Ange de la connaissance.
Un groupe d’une huitaine de traités tant en arabe qu’en persan exposant des problèmes théoriques et s’achevant au seuil de l’expérience mystique.
Un cycle d’une dizaine d’opuscules en persan sous forme de discours en paraboles ou de récits d’initiation. Ces traités ?irfânî sont avec le grand traité les plus caractéristiques de la spiritualité sohrawardienne, ayant, selon le mot d’Henry Corbin “à entraîner le lecteur dans le mouvement de leur « histoire », à devenir sa propre histoire, et à le faire entrer ainsi dans la Voie”.
Un groupe formant une sorte de « Livre d’heures », expression liturgique de l’Ishrâq sous forme d’invocations aux puissances archangéliques, prônes, psaumes d’inspiration eschatologique avec parfois la résonance d’une piété manichéenne.

Contre l’avicennien Ibn Sahlân, Sohrawardî écrit : “L’enquêteur expérimenté éprouvera la certitude que les constructions dont font état ces philosophes, sont en pure perte (…). C’est par l’apparition de philosophèmes de ce genre que la sagesse-théosophique (hikmat) se trouve interrompue, effacées les hautes sciences concernant l’Itinéraire spirituel et fermée la voie vers le Malakût. Car il ne subsiste finalement que des monceaux d’écritures, (…) leur opinion étant qu’un homme peut prendre rang dans la famille de la sagesse-théosophique par la seule lecture des livres, sans avoir à entrer lui-même dans la voie du monde spirituel, sans expérimenter personnellement la vision des êtres spirituels de Lumière. (…) Celui à qui Dieu ne donne pas de lumière, quelle lumière aura-t-il ? (Coran 24 : 40). Car de même que le mystique, s’il est dépourvu de capacité philosophique, est un incomplet, de même le philosophe, s’il n’a point en sa compagnie la vision personnelle des Signes et du Malakût, est lui aussi un incomplet, quelqu’un dont il n’a pas lieu de faire grand cas, un homme à qui ne s’est jamais fait entendre le monde spirituel.”
Sohrawardî a la profonde conviction de s’aventurer sur un terrain dévasté, celui des Hautes Sciences :“Si de notre temps la route vers Dieu ne s’était pas trouvée coupée, nous n’aurions pas enduré tant de tristesse, ni souffert l’irritation d’un tel chagrin. (…) La plus grande partie de ma vie, je l’ai passée en voyages, en enquêtes, à la recherche d’un compagnon parfaitement initié, mais je n’ai trouvé personne qui fût informé des Hautes Sciences, ni personne qui ait foi en elles.” Il se sent investi par delà les siècles d’un devoir envers les anciens et d’une responsabilité à l’égard de ceux qui suivront. “La clef de toutes ces choses (la persévérance dans l’œuvre du dégagement mystique (tajrîd)) est déposée dans mon livre de la Théosophie orientale. (…) même si le débutant n’est pas en mesure de reconnaître l’importance de ce livre, du moins l’enquêteur expérimenté comprendra que je n’ai pas eu de prédécesseur pour un livre semblable, et qu’il s’y trouve des demeures secrètes.”
Le projet de Sohrawardî est de « ressusciter » la sagesse des anciens Perses, pour retrouver la connaissance des Orientaux (Ishrâqîyûn), terme présent chez son illustre prédécesseur Avicenne mais désignant également chez un hermétiste du IXe siècle “la troisième classe des prêtres égyptiens, ou les enfants de la sœur d’Hermès Trismégiste.” Au delà de la longue tradition hermétiste présente au sein de l’Islam identifiant Hermès avec Idrîs ainsi qu’au prophète Hénoch, Sohrawardî, en conjoignant les noms de Zarathoustra et d’Hermès, pose ce dernier comme étant l’ancêtre de toute sagesse mais également le héros archétype de l’extase mystique. Un commentateur postérieur précise que Seth, le fils d’Adam, est le prophète et l’initiateur des Ishrâqîyûn, alors que des traditions associent les noms de Seth et d’Agathodaimôn (compagnon d’Hermès), et que certains voient en Christ une épiphanie de Seth, qui lui-même, dans d’autres traditions, est identifié à Zarathoustra, celui-ci l’étant au Sauveur à venir, le Saoshyant issu de sa race et futur rénovateur du monde mazdéen. La réunion de ces nombreuses traditions nous informe d’un faisceau “d’intentions qui font « se montrer » ainsi à la conscience l’ensemble de ces figures et établissent entre elles ces connexions”. Pour finir de présenter l’univers mental qui fonde l’horizon des Ishrâqîyûn continuateurs de Sohrawardî et justifier le nom de « platoniciens de Perse » qu’Henry Corbin leur donne il faut citer Sharîf Gorgânî  qui écrit à la charnière des XIVe et XVe siècle : “Les philosophes péripatéticiens (mashsha’ûn) sont ceux dont le maître est Aristote. Les philosophes ishrâqîyûn sont ceux dont le maître est Platon”. Celui-ci est d’ailleurs appelé par Sohrawardî « l’Imâm de la sagesse ».
Toutes ces figures ainsi que bien d’autres issues du passé iranien ou choisies parmi les Sages grecs qui aussi “empruntaient leur lumière à la « Niche aux lumières de la prophétie »” constituent la « sainte lignée de la gnose » (la silsilat al-?irfân). Et c’est en la personne de Sohrawardî que s’effectue la rencontre de ces antécédents, son projet de ressusciter l’antique sagesse fondant en raison cette chaîne de la connaissance salvifique : “l’intuition créatrice n’est pas l’objet explicable, mais est elle-même source et principe de l’explication. C’est à partir de cette intuition créatrice que les antécédents deviennent précisément des antécédents.”
            Contrairement à celle d’Avicenne contenue dans sa Logique des Orientaux qui ne traite que de thèses péripatéticiennes, la « philosophie orientale » de Sohrawardî, qu’il faudrait plutôt rapprocher des « Notes » d’Avicenne en marge de la Théologie dite d’Aristote (en fait un remaniement des Ennéades de Plotin) ou de son Récit de l’Oiseau, cette « philosophie orientale » a pour source la doctrine « orientale » professée par les Sages de l’ancienne Perse, les Khosrawânîyûn, Avicenne n’ayant quant à lui  pas eu accès à la « source orientale » (asl mashriqî).
            La philosophie de l’Ishrâq se considère comme la philosophie orientale. Elle est aussi “une philosophie de l’illumination (mashriq), préparant l’âme à la réception des « fulgurations orientales », c’est-à-dire des Lumières archangéliques « se levant et illuminant » sur l’âme (…), « illuminative » parce qu’ « orientale » et « orientale » parce qu’ « illuminative ».” L’Orient est entendu en son sens vrai, c’est-à-dire en son sens métaphysique et non géographique, “l’Orient comme univers des Lumières archangéliques, s’originant à la « Lumière-de-Gloire » (Xvarnah) et nimbant la Lumière des Lumières avec tous les Orients qui en sont les degrés.” L’œuvre que Sohrawardî opère est alors une “revivification de la « source orientale », des doctrines et symboles des Sages de l’ancienne Perse (…), en ressuscitant la sagesse ou la théosophie qui fut professée, dans l’ancienne Perse, par un groupe de Sages dont la doctrine et la spiritualité concordaient avec celles de Platon et des anciens Sages grecs.”
            Mais il ne faut pas s’y tromper, ce ne sont pas les Mages (Majûs), qui professent le dualisme radical, la co-éternité des deux Principes, Lumière et Ténèbres, qu’invoque Sohrawardî, mais, selon la typologie de Shahrastânî (ob. 1153), les Mages primitifs (al-Majûs al-aslîya) qui sauvegardaient la primauté de la Lumière en posant l’existence d’un Principe unique pour Lumière et Ténèbres, et expliquaient le Mal comme résultant du mélange de ces deux entités. Zarathoustra appartenant à ces derniers pouvait ainsi prendre place parmi les prophètes de l’Unique qui n’a ni associé ni contraire ni semblable.

            La marche continue du magianisme zoroastrien vers l’ouest s’est opérée en une double extension à partir de l’occident du monde iranien :
            Venu de Bactriane, de l’extrémité orientale du monde iranien, le zoroastrisme de tradition sassanide (IIIe – VIIe siècle) et post-sassanide se trouve implanté dans la partie occidentale du monde iranien (Azerbaïdjan). De là s’est opérée une double migration :
            Premièrement vers le sud-est en Chaldée, d’où le mago-chaldaïsme traversera la Syrie pour aboutir à Alexandrie, haut-lieu du néoplatonisme. La confluence du platonisme, de l’orphisme, de l’hermétisme, et du mago-chaldaïsme donnera naissance aux Oracula chaldaïca que Gémiste Pléthon, le grand philosophe byzantin du XVe siècle, attribue à Zoroastre. Rédigés en fait par Julien le Chaldéen et son fils Julien le Théurge au IIe siècle, ces Logia, sorte de « magianisme hellénisé », auront une grande influence sur les philosophes néoplatoniciens Jamblique, Syrianus, Proclus. Les quelques fragments subsistant nous donnent à voir un magianisme, œuvre de néoplatoniciens « orientalistes », ne présentant plus le dualisme radical des Majûs mais s’accordant avec la doctrine des « Mages primitifs » selon Shahrastânî, dont aurait fait partie Zarathoustra.
            Deuxièmement vers le nord-ouest à travers l’Asie Mineure : Arménie, Pont Euxin, Cappadoce. Ce sont les Maguséens, les Mages hellénisés qui reconnaissent Zoroastre comme fondateur de leurs rites et de leurs mystères au travers d’une doctrine zervânite incluant la figure de Mithra comme divinité prépondérante (alors qu’il n’était qu’un Yazata créé par Ahura Mazda, le « Seigneur Sagesse » dans l’Avesta). On pourra retrouver ces mystères de Mithra jusqu’en Grande-Bretagne, en Gaule et en Espagne. Le psautier des Maguséens nous est connus grâce à Dion Chrysostome (IIe siècle), dans un hymne où fusionnent doctrines de Zoroastre et théories stoïciennes.
            Face à ces ruines accumulées, Sohrawardî ne se contente pas de la posture de l’inconsolable mais se pose comme « résurrecteur ». “Sa propre expérience spirituelle en appellera au témoignage des visions de Zarathoustra, visions des flamboiements de la Lumière de Gloire, des Lumières de la Heptade divine, etc.” Un même symbolisme de la Lumière et du Feu se retrouve dans les Oracles Chaldéens, le psautier des Mages de Mithra et les psaumes de Sohrawardî adressés à l’Ange du Soleil. L’affinité qu’il pressentait entre ces différentes lignées de théosophes nous rappelle celle où “Aristote associe la philosophie grecque et les systèmes religieux orientaux tels que celui des zoroastriens, les Mages, sous la dénomination commune de sagesse (sophia), (…) la connaissance métaphysique des principes suprêmes ou théologie.” Et ce sont les ressources spirituelles de la gnose islamique (hikmat et ?irfân) qui lui permettent d’accomplir la palingénésie, “le retour éternel des mêmes évènements”, des Sages de l’ancienne Perse. Sohrawardî achève le cycle de migration de la Sagesse antique à son profit. “Tout se passe comme si les Mages de Zoroastre s’étant, au cours de leur migration vers l’ouest, revêtus de la sagesse chaldaïque et du platonisme des néoplatoniciens « orientalistes », il incombait alors à Sohrawardî de rapatrier ces Mages chez eux en Perse, mais dans la Perse islamique du XIIe siècle, avec tous les trésors de théosophie mystique qu’ils avaient fait accumuler à leurs disciples.” Ce magianisme platonisant renouant avec la tradition avestique iranienne du Xvarnah, Lumière de Gloire, l’angélologie et la tradition héroïque de l’ancien Iran perpétuée par des épopées telles que le Shâh-Nâmeh de Ferdawsî, l’épopée héroïque de l’ancien Iran se transmute en épopée mystique.
            Sohrawardî a le sentiment d’appartenir à une famille spirituelle dispersée à travers les espaces terrestres, symbolisée par le grand arbre de la Sagesse poussant sous l’action d’une sève mystérieuse, « Levain éternel » (al-Khamîra(t) al-azalîya), levant mystiquement d’esprit en esprit. Cette ascendance spirituelle le fortifie dans son œuvre de « résurrecteur » de l’antique sagesse de la science de la Vraie-Réalité déposée dans son livre de La Théosophie orientale.
            L’« arbre généalogique » des Ishrâqîyûn esquissé par Sohrawardî (annexe 1) présente les « gardiens du Logos » (Kalimat) sur le « versant occidental » et sur le « versant oriental ». La réunion des deux versants s’effectue dans le groupe de Spirituels dont le discours est l’organe de la Sakîna-Shekhina, terme référant à la notion zoroastrienne de Xvarnah, la Présence-lumière, Lumière-de-Gloire qui relie les spirituels de l’Islam aux théosophes mystiques de l’ancienne Perse. C’est “essentiellement le sentiment d’une Présence attestée par un Signe, ou des Signes, dont la perception ne relève pas des organes communs de la perception sensible, mais des « sens spirituels » ordonnés à la perception du monde intermédiaire ou monde imaginal (?âlam al-mithâl), (…) comme la personnification ou l’hypostase de la Présence de Dieu dans le monde.” Cette Présence-Lumière a été largement commentée par les Imâms du shi’isme dans leur commentaire de certains versets du Coran. Citant celui-ci : « C’est Dieu qui fait descendre la Sakîna dans le cœur des croyants afin qu’ils accroissent leur foi par toujours plus de foi » (48 : 4), le Ve Imam, Mohammad al-Bâqir explique : ceux sur qui descend la Sakîna sont ceux que désigne ce verset : « Il les aide (les inspire, leur donne la force) par un Esprit qui est de Lui » (58 : 22).
L’idée fondamentale est celle d’une Présence qui vient habiter l’âme, Présence des Lumières flamboyantes, de tous les photismes ou épiphanies de lumière, induisant une quiétude de l’âme (’itmi’nân) comme certitude inébranlable de la foi dans les choses vues par l’âme. Lorsque ces Lumières atteignent leur maximum, elles se stabilisent et subsistent un certain temps : c’est cela que l’on appelle la Sakîna. “Ceux qui possèdent la Sakîna majeure” (al-Sakîna al-kobrâ) sont “ceux en qui persiste à demeure les Lumières spirituelles et les fulgurations étincelantes.” Cette Présence-Lumière qui vient habiter les âmes purifiées, se manifesta à Moïse, et se présenta à Kay Kosraw comme “l’illumination de l’âme devenue elle-même le buisson ardent”.
C’est donc l’histoire des âmes que décrit Sohrawardî, telle qu’il la perçoit dans l’histoire de sa propre âme qui en est le lieu, et non l’histoire historienne de la succession des événements consignés dans les annales, “cette histoire il la fait et il l’est lui-même, non pas comme une geste extérieure, mais dans la réalité vécue au fond intime de lui-même. (…) C’est à partir de lui que ses devanciers, mis au présent de sa propre histoire, seront les devanciers des Ishrâqîyûn”. L’historicité existentielle n’a pas besoin de l’existence historique pour être.

Pour les philosophes néoplatoniciens, Jamblique et Proclus, “l’intellect humain est incapable de percevoir le Dieu suprême en la perfection de sa nature ; sa force lui permet d’atteindre à la vision des Idées en leur pluralité, non pas d’atteindre jusqu’à leur source, jusqu’à l’unité du Noêton, l’intelligible ou plutôt le supra-intelligible en son unitude. Ce but suprême ne peut être atteint que par l’organe d’une aperception supérieure, la « fleur de l’intellect ». Ce n’est plus alors un processus d’intellection, mais le résultat d’un état suprarationnel, une vive flamme que la Lumière divine allume dans l’âme, comme aussi bien la fleur est une flamme que l’ardeur du soleil fait surgir du sein de la Terre.”
            Sohrawardî écrit quant à sa propre expérience mystique qu’il “avait commencé par être un rigoureux défenseur de la doctrine des Péripatéticiens, en ce qui concerne la négation de ces choses, car il éprouvait un attachement excessif pour leur doctrine. Et il aurait persévéré dans cette attitude, s’il n’avait vu lui-même la preuve décisive donnée par son Seigneur.” Et cette preuve est une vision directe, “une perception visionnaire des pures Lumières, telle que l’auteur vit que toutes les formes, figures et espèces qui existent en ce monde-ci, sont les icônes ou images (asnâm), les ombres et silhouettes (ashbâh) des Formes de lumières immatérielles qui existent dans le monde de l’Intelligence.” Et de poursuivre : “Si quelqu’un n’ajoute pas foi à ce témoignage et si cette preuve ne lui suffit pas, eh bien ! qu’il assume à son tour la pratique des exercices spirituels et qu’il se mette à l’école des Maîtres qui ont le don visionnaire. Peut-être lui surviendra-t-il une vision d’extase qui lui montrera la Lumière qui effuse dans le monde du Jabarût, et peut-être verra-t-il les entités célestes du monde du Malakût.” Et ailleurs : “Peut-être verras-tu ton Seigneur par la grand’route où tu es en train de progresser. Mais cette ascension vers les pures Essences intellectives et la contemplation de l’Être nécessaire par soi-même, avec la certitude du témoin oculaire (?ayn al-yaqîn), ne peut être réalisée par la connaissance théorique qui n’est qu’une certitude théorique (?ilm al-yaqîn). Elle ne peut l’être que par une expérience mystique accomplie (la connaissance « orientale »).”

            L’école ishrâqî n’est ni une tarîqat (confrérie) de soufis, ni un club de philosophes. Selon les propres termes des Ishrâqîyûn, l’Ishrâq, la « théosophie orientale » est envers la philosophie théorique des philosophes dans le même rapport que le soufisme à l’égard de la théologie scolastique du Kalâm. Cette doctrine porte en elle-même un pessimisme incontournable qui s’explique par les conditions mises à la réalisation du Sage théosophe intégral ; le cumul de la philosophie et de l’expérience mystique est rare, voire exceptionnel. La proportion de l’une et de l’autre dans le même homme est précisément ce qui détermine la hiérarchie des « Sages de Dieu ».
            D’après Sohrawardî cette hiérarchie des Sages comporte huit degrés :
            Le plus haut degré est celui où le Sage possède à la fois une connaissance philosophique parfaite et une expérience mystique parfaite. Cet état nécessite l’achèvement de l’édifice technique de la philosophie, ce qui fut réalisé par Aristote. D’après ses commentateurs, Sohrawardî aurait été le premier en Islam à cumuler cette double sagesse.
            Le deuxième degré est celui où le théosophe, le « sage de Dieu » (hakîm ilâhî) a pénétré très avant et profondément dans l’expérience mystique (le ta’alloh, la theôsis), mais où son expérience ne s’accompagne pas d’une mise en œuvre philosophique. C’est le cas des prophètes, des ’Awlya, « Amis de Dieu » d’entre les shaykhs du soufisme, parmi lesquels Bastâmî, Sahl Tostarî, Hallâj.
            Le troisième degré est celui où le Sage est un maître en spéculation philosophique, mais est dépourvu de l’expérience mystique. C’est le cas de la majorité des Péripatéticiens formant l’école d’Aristote.
            Le quatrième et le cinquième degrés sont ceux où le Sage peut avoir une bonne expérience en philosophie spéculative mais une expérience spirituelle moyenne ou une assez bonne expérience mystique mais une formation philosophique médiocre.
            Les trois derniers degrés sont ceux des chercheurs, aspirants ou novices correspondant aux trois premiers degrés.

            Le pessimisme inhérent à cette hiérarchie des Sages s’exprime comme une désespérance qui ne cesse d’espérer contre elle-même, parce qu’elle sait pourquoi avoir confiance contre elle-même, ce qui est la caractéristique de « l’éthos shi’ite », et la raison qu’en donne Sohrawardî est celle-là même que professe le shî’isme duodécimain. La hiérarchie des Ishrâqîyûn se retrouve informée par la hiérarchie ésotérique professée par le shî’isme :
            Malgré toutes les difficultés énoncées, jamais la Terre n’a été ni ne sera privée d’un Sage qui possède la suprême expérience mystique. La succession secrète de la sainte lignée des Sages théosophes (la silsilat al-?irfân) ayant son principe dans le Qotb, celui qui en est le pôle mystique, présuppose l’idée shi’ite originelle du cycle de la walâyat, chaîne des Imâms herméneutes du Coran par inspiration divine (ilhâm), un célèbre hadîth affirmant : « le Livre est l’Imâm muet, l’Imâm est le Livre parlant ». Mais le plus important est que la fonction « polaire » de ce Guide est d’abord et essentiellement métaphysique et mystique. C’est pourquoi il n’est nullement besoin que le Pôle mystique, le « Mainteneur du Livre » (Qayyim al-Kitâb), l’Imâm caché qui n’est autre pour les shi’ites que le XIIe Imâm, soit reconnu publiquement. S’il arriva, dans le passé, que l’autorité temporelle fût aux mains du Sage parfait, ce ne fut jamais qu’une exception. Les « époques de lumière » ont été exceptionnelles car tout a toujours très mal marché.
C’est là que l’on prend conscience de la distance qui sépare de telles pensées, qui refusent une religion de la Loi pratiquée indépendamment de sa vérité ésotérique (haqîqat), de celles revendiquées par les ?olamâ’ commanditaires de l’exécution de notre shaykh. L’accusation portée contre Sohrawardî dénonçait en lui un représentant du shî’isme ou du crypto-shî’sme, plus ou moins contraint alors à la clandestinité. “La sainte lignée des Sages théosophes et de celle de leur Imâm ou pôle mystique, ne sont pas des dynasties de ce monde, ayant en ce monde un pouvoir politique quelconque qui entrerait en compétition avec d’autres pouvoirs.(…) Mais peut-être précisément l’idée d’une telle succession, toute incognito et spirituelle, apparaît-elle, non pas inoffensive, mais d’autant plus dangereuse et alarmante aux yeux de ces puissants qui ne peuvent cerner d’autre horizon que celui sous lequel s’affrontent les dérisoires ambitions du pouvoir en ce monde.”

            Sohrawardî annonce que son Livre de la Théosophie orientale s’adresse à ceux qui aspirent à la fois à l’expérience mystique et à la connaissance philosophique. Le degré minimum requis chez le lecteur, c’est qu’il ait été déjà frappé par l’Éclair divin (al-bâriq al-ilâhî) qui est selon Qotboddîn Shîrâzî “une lumière qui effuse des Intelligences immatérielles sur l’âme humaine, à la suite des exercices spirituels, des efforts soutenus et de la préoccupation exclusivement tournée vers les réalités des univers supérieurs. C’est grâce à cette Lumière que sont connus les êtres immatériels et leurs modalités. C’est elle qui est l’Élixir théosophal (Iksîr al-hikmat).”
            Il nous faut d’abord observer certaines réalités spirituelles pour ensuite construire sur nos observations directes les sciences métaphysiques et théosophiques.
            C’est donc par ses propres visions que Sohrawardî redécouvre les mondes célestes tels que les ont vus tous ses prédécesseurs. Il découvre ainsi des univers de Lumière qu’il va décrire en termes de hiérarchie angélologique, opérant la conjonction de l’angélologie zoroastrienne et du « magianisme » des sages chaldéens, ceux des Oracles commentés par les néoplatoniciens. Il ne procède pas à une synthèse harmonieuse d’opinions philosophiques en affinité les unes avec les autres, mais, « croyant » à ce monde spirituel, la vision directe de tous les théosophes des diverses familles spirituelles est pour lui un témoignage de l’authenticité et de l’identité de ces Puissances qui sont la source de leurs visions. C’est bien le même monde dont parlent tous les Ishrâqîyûn, les théosophes mystiques dont Sohrawardî s’est fait le « résurrecteur » le successeur et le refondateur. Parlant des êtres de lumière qui se sont montrés à Hermès, Agathodaimôn, Platon… Sohrawardî observe que les philosophes péripatéticiens, quand il s’agit d’astronomie, font confiance aux observations d’un Ptolémée aussi bien qu’à celles des astronomes de Chaldée. Or ces mêmes sages de Chaldée, comme ceux de l’ancienne Grèce, ont revendiqué la vision personnelle des choses du monde spirituel. Pourquoi faire confiance à leur expérience quand il s’agit d’observations du monde physique, et récuser leur expérience quand il s’agit du monde spirituel ? “L’angélologie de Sohrawardî reflète la même vision que celle des néoplatoniciens commentateurs des Sages chaldéens, et les Sages khosrawânîyûn, dont il invoque le témoignage, sont bien, sous cet aspect, les « néoplatoniciens de Perse ».”

            Sohrawardî identifie les Idées platoniciennes, les archétypes de Lumière (mothol aflatûnîya nûrîya) avec les archanges et les entités archangéliques du zoroastrisme. Cette identification est le fait spirituel majeur de sa Théosophie orientale. L’interprétation angélologique des Idées platoniciennes, le ta’wîl (herméneutique) de la théorie des Idées est ce qu’il considère comme le bien le plus précieux de la théosophie des anciens Perses.
            “C’est au Xvarnah, Lumière de Gloire, Majesté flamboyante, Énergie qui cohère l’être de chaque être et le nimbe de son Feu suprasensible, son « ange personnel » et son « destin » - que la perception visionnaire de notre shaykh identifie comme étant la source de la Lumière qui se confond avec l’être même, comme l’Orient de toute Lumière et Lumière de tout Orient, - c’est à cette Lumière de Gloire, que s’origine la dénomination propre aux Lumières les plus hautes, celles qui en procèdent immédiatement et qui en sont les médiatrices à l’égard des Lumières plus faibles. Ce sont les Anwâr qâhira, les Lumières « victoriales ».” L’origine du type iconographique de l’Ange dérive principalement, par des intermédiaires gnostiques, des représentations de Niké ou « Victoires » de la statuaire grecque. Angelus victor, Lux victorialis, sont des manifestes des « Lumières archangéliques ». De plus “L’être signifiant en son fond Lumière et Souveraineté de Lumière (yanâbî’ al-Khorrah wa’l-Rây, littéralement les sources de la Lumière de Gloire et de la Souveraineté de Lumière), sa révélation et ses déterminations ne peuvent advenir que comme une hiérarchie de degrés, une progressive « dégradation » de la Lumière.” La hiérarchie des êtres étant alors un rapport d’intensité lumineuse : degré de Lumière plus intense chez les uns, plus faible chez les autres, ce rapport schématisant la procession du Multiple à partir de l’Un. “Cette relation est, à tous les degrés, essentiellement une relation d’amour, chaque Lumière plus intense dominant (« domnoyant ») une Lumière moins intense et régnant sur elle par l’attraction qu’elle exerce sur elle, tandis que celle-ci aspire vers elle et s’ordonne à elle.” Domination épiphanique (qahr zohûrî), Fulguration divine (bârîq ilâhî), et Amour (mahabbat) en tant qu’élan ordonnant et subordonnant l’amant à l’aimé animent cette relation parce que c’est l’illumination de l’aimé qui, en se levant sur l’amant, l’élève à l’être. Et c’est la raison pour laquelle “l’ensemble de l’être se présente en ordre de couples, correspondant aux répartitions du degré de la lumière et de l’enténèbrement, de la domination et de l’amour.” Et pour finir : “Tout élan d’amour, à quelque degré et sous quelque forme que ce soit, n’est que l’aspiration de l’être à remonter et resurgir de cette déchéance, en invoquant la force de la Lumière qui la précède et la domine. Ainsi d’échelon en échelon s’opère la rédemption de la Lumière par l’amour qui en est la détresse, détresse que seule compense la force « victoriale » de la Lumière supérieure qui rappelle à elle celle qui s’en est exilée.”
            Une pensée qui s’érige fille de l’angélologie zoroastrienne doit se confronter à l’idée centrale véhiculée par le mazdéisme qui est celle du combat des puissances de Lumière soutenant Ohrmazd qui est Sagesse-Lumière au travers du combat des Fravartis (persan forûhar), entités célestes archétypes de chaque créature de lumière, littéralement « celles qui ont choisi » de descendre en ce monde matériel pour y combattre les contre-puissances ahrimaniennes. C’est à cette question que s’articule le rapport entre Lumière et Ténèbres. Dans l’univers ishrâqî, la Lumière peut être une substance subsistant par elle-même et pour elle-même ; c’est le cas des Lumières archangéliques et des Âmes gouvernant les corps. Elle peut être aussi une modalité accidentelle pour quelque chose d’autre qu’elle-même, quelque chose dont elle est alors précisément la Lumière. Sohrawardî désigne sous le nom de barzakh la substance corporelle elle-même, privée de lumière et de vie. C’est en général tout ce qui forme écran, tout ce qui oppose un obstacle à la Lumière et par là même peut en être le réceptacle et le lieu de manifestation (mazhar). Le « corps », c’est ce qui, lorsque la Lumière s’en est retirée, demeure comme Ténèbre pure, inerte, indifférenciée. Les Ténèbres sont alors tout ce qui n’est ni Lumière en soi ni réceptacle de la Lumière (incluant le barzakh lorsque la Lumière s’en retire). Or, puisque le barzakh, essentiellement Ténèbres, subsiste comme tel, quand la Lumière qui lui est étrangère s’en est retirée, cette substance ténébreuse n’est ni du non-être pur et simple (ce qui ferait pencher du côté des « Mages dualistes » dont s’est désolidarisé Sohrawardî), ni privation d’être pure et simple (puisque subsiste le barzakh). “Le corps matériel, le barzakh, c’est de la Lumière éteinte, morte, que viendra animer temporairement une Lumière qui s’y exile, parce que dans le gouvernement de ce corps elle trouve le moyen de sa rédemption, le tremplin de son « ascension hiératique » et de ses apothéoses. Il s’agit donc de quelque chose qui antérieurement à elle fut aussi une lumière, (…) s’il y a des Âmes-Lumières qui s’arrachent à leur exil, il a dû y avoir une catastrophe plus profonde, plus radicale, celle qui aboutit à la dégradation de la Lumière en sa négativité pure.” C’est un processus métaphysique advenu “en la préexistence de l’âme”, lors de l’événement du Covenant dans la pré-éternité que nous relatent les Traditions explicitant le fameux verset coranique…
            Les récits d’initiation, traités ?irfânî de Sohrawardî, dont les plus emblématiques sont Le récit de l’exil occidental, et Le récit de l’Archange empourpré, s’appliqueront à représenter la remontée ta’wîl vers l’Orient des Lumières, vers ce niveau suprême et indépassable de la Présence divine, dans un rapprochement de plus en plus intime avec le Seigneur des Univers (Rabb al-alamîn), de niveau de lumière en niveau de lumière plus élevé, d’Archange en Archange, où chaque Être de Lumière se trouve relié à son Ange dans un rapport de dépendance, de soumission et d’adoration identique à celui qu’entretient celui-ci face à son propre Ange, son supérieur dans la hiérarchie céleste, en partant des Êtres du monde créaturel, ce niveau le plus abaissé, le plus incarné dirait-on dans un contexte chrétien, ou plutôt le plus émané, le moins lumineux pour ne pas dire le monde de la Ténèbre, vers cette source Unique, cette Lumière des Lumières, reployant le Multiple pour se refondre en cette union première tant regrettée, résurrection dont l’archétype reste en Islam le Mirâj du Prophète Mohammad.

 

Documents :

La généalogie spirituelle de Ishrâqîyûn

La Hiérarchie des Univers

Lexique des termes spirituels

 

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