MEDECINE ET PENSEE (I) : pierres de guŽ

 

 

 

 

 

ÒLa philosophie de la mŽdecine - et son histoire - est un champ immense et qui reste entirement en friche.Ó

Novalis, EncyclopŽdie.

 

 

 

Mais ce corps, il nĠest pas regardŽ par des observateurs patients regardant Ç le corps patient È. Ils ont voulu aussi produire un thŽ‰tre des formes dans le monde. Un thŽ‰tre du monde.

 

Ce que je dis abruptement, je ne le dis pas assez. Mais la face claire et abrupte de lĠexpression me permet de le dire vite, et sans dŽtours.

 

Entre le solide diagrammatisŽ et le corps de connexions informes, entre lĠharmonie, proportionÉ et la facture rŽellement humaineÉ la pensŽe figurale et figurative de la vie.

 

Les lettres, chiffres, etc. ne sont pas simplement Ç lŽgende È, mais parties dŽveloppŽes du corps dessinŽ.[1]

 

 

La faiblesse et la morbiditŽ pathologiques nous intŽressent plus que lĠŽnergie, la force vitale, lĠaffirmation ad nauseam de la vie et de la santŽ. CĠest en tant quĠelles rŽsistent ˆ la mort et ˆ la destruction que faiblesse et morbiditŽ nous regardent.

 

La biologie explique les processus (par exemple la formation dĠun feuillet embryologique) ; la mŽdecine complique les procs en point-clŽs qui dŽsignent causes, signes, sympt™mes, effets pathologiques (par ex. la douleur)[2].

 

 

La douleur comme rappel ˆ soi de la conscience. Mais elle peut tre autant vigilance que narcose. Elle sĠintensifie dans la vigilance, mais elle touche des seuils dĠintensitŽ o elle se tait. (La douleur se renverse-t-elle en Žtats de vie intensifiŽe ? Certaines fivres sont bien parfois une consolation du mal.) Dans la narcose, la douleur lŽnifiante sĠannule elle-mme dans le mal.

 

La douleur.

 

Bannir, expulser, rendre, faire naufrage, Žjaculer : la douleur cĠest cela. La douleur est lĠexpŽrience mme. Elle est lĠexil en dehors de soi.

Elle divise en cela quĠelle emmure le dedans et exile le dehors, jette une part ˆ lĠextŽrieur et une part dans lĠintŽrieur bŽant et noir. Quand on se voit dolent, on sĠeffraie de ces deux gouffres. Dans la souffrance, le regard est fascinŽ, voilŽ sur la valeur des Žcrasements. Mais si lĠhomme participe ˆ la douleur au point de ne plus pouvoir la considŽrer, cĠest-ˆ-dire ne plus la distinguer de lui, il doit dire oui et invertir la force dolente. Quelles faons de guŽrisons ? Etre tout au dehors. DŽpli du point ˆ lĠŽtendue, et au delˆ des limites du corps, ou seulement comme la vie sĠŽchappe, per tota menbra.

Dispersion de lĠŽnergie dolente. Une autre faon : rŽduction de lĠŽtendue dolente en un point - interne ou externe par projection – et fixation de son entŽlŽchie. Enrayement, mais non Žlimination.

 

Un des axes principaux du fond communiel de la doxa. Sens commun de la douleur. Douleur du sensorium commune. Le coeur lourd.

Comprendre la douleur ?

                                              In Court TraitŽ de la Poursuite du Vent, 1992.

 

 

 

 

La pensŽe comme philosophie et mŽditation diffre et s'Žloigne des ŽpistŽmologies, histoires et sociologies de la mŽdecine dont le pivot est l'analyse des discours.

Isabelle Stengers avait critiquŽ les psychanalystes comme Ç propriŽtaires des troubles de l'autre È. A chacun de tenir sa place. Nous ne sommes pas non plus engagŽs dans cette pensŽe en tant que propriŽtaires des savoirs et manquements des mŽdecins, discours mŽdicaux, encore moins des expressions pathologiques. C'est dire si les traits thŽoriques que nous esquissons s'apparentent bien plus ˆ des lunettes qui servent ˆ voir tant™t de plus prs, tant™t de plus loin, qu'ˆ des positions systŽmatiques et par consŽquent dominatrices.

 

 

Questions de mŽthode. Jalons pour une ŽpistŽmologie de la mŽdecine.

 

 

 A lĠŽpistŽmologie quand elle prend pour objet la formation dĠune ŽpistŽm incombe une double t‰che hermŽneutique et historiographique quĠil importe de dŽcrire.

 LĠarchŽologie est nŽe du passage de la collection dĠantiques au catalogue raisonnŽ dĠobjets et ˆ la recherche raisonnŽe de leur origine. Elle na”t avec le procs du sujet connaissant et de lĠobjectitŽ de lĠobjet, tous deux sŽparŽs par lĠacte de connaissance qui les mŽdiatise. CĠest un axe diachronique qui sŽpare lĠhistorien de lĠobjet de son Žtude, lĠhermŽneute du texte quĠil a soigneusement circonscrit, et cĠest cet axe que lĠŽpistŽmologie et la philosophie de lĠhistoire doivent sĠemployer ˆ dŽfinir, sinon dĠune manire dŽfinitive du moins prŽalable. LĠhistorien des sciences et des savoirs prend pour objet tel savoir, telle ŽpistŽm, en formation. Sa premire t‰che est donc une approche de lĠhistoricitŽ, non seulement en tant que rŽalitŽ historique donnŽe et temps local de la formation dĠun ŽvŽnement, dĠun ŽnoncŽ, mais Žgalement en tant que rgle. Elle nĠest en outre rŽalitŽ ŽvŽnementielle quĠen tant quĠelle est rgle de formation.

Nous critiquons premirement lĠillusion dĠun regard rŽtrospectif de lĠhistorien. Secondement, nous voulons instaurer le moment comme rgle (idŽation dĠune perception dans lĠexpŽrience ; concrŽtion dĠun schme de pensŽe et dĠune expŽrience de pensŽe).

LĠhistoricitŽ se prŽsente dans son principe comme la matrice dĠŽvŽnements possibles, la structure dĠun schme prŽ-requis destinŽ ˆ se dŽvelopper dans la diachronie sous la forme dĠune succession chronologique de faits, et dĠune rgle dĠinterprŽtation de ces faits. La structure pratique, diachronique, de la formation de lĠŽpistŽm peut ici tre appelŽe Žchelle dĠinterprŽtation, dans laquelle chaque Ç palier È relve dĠun modle analytique spŽcifique. Nous postulons une gŽnŽrativitŽ intrinsque de lĠŽvŽnement (dĠune irruption alogique dans un tissu de faits successifs), cĠest-ˆ-dire la gŽnŽrativitŽ dĠune actualisation dĠautres ŽvŽnements et de possibilitŽs dĠinterprŽtation (et en tout premier lieu par idŽation de nouveaux schmes de pensŽe). LĠhistoricitŽ matricielle se rŽvle bien diffŽrente dĠun continuisme lisse et comporte dans son principe la discontinuitŽ inhŽrente ˆ toute systŽmatique, et ˆ toute chronologie. Cette Ç discontinuitŽ È est crŽatrice de formes.

De tels procŽdŽs dĠ Ç individuation È de moments dans lĠhistoire permettront ˆ lĠhistorien de saisir les objets ou les ŽnoncŽs qui sont restŽs au premier regard clos sur leur propre historicitŽ, objets ou ŽnoncŽs que lĠhistoire de la mŽdecine nĠa pas retenus dans son tissu pseudo-causal.

Elle rŽpond ˆ une fonction dĠexemplaritŽ, non de modle. DestinŽ ˆ intŽgrer les diffŽrences et les spŽcificitŽs non en les aplatissant, en les lissant, mais en sĠinformant lui-mme de ces singularitŽs, ce schŽmatisme ne prŽtend en aucun cas totaliser les unitŽs distinctives dĠŽvŽnements, mais il veut indiquer un sens, un vecteur, une direction plut™t quĠune loi. Il y a communication entre le fait singulier et le schme prŽ-requis.

  Quelques devoirs ŽpistŽmologiques :

1. La nŽcessitŽ dĠinclure le discontinu dans le principe et dans lĠextension pratique de lĠhistoricitŽ. LĠanalyse foucaldienne des discours a autorisŽ la pleine considŽration de la discontinuitŽ – Ç passage de lĠobstacle ˆ la pratique È (Foucault) - dans son autonomie Žnonciative et sa singularitŽ, et dans son r™le primordial constitutif de la diachronie et du discours, occasionnant de nouvelles continuitŽs sous forme de sŽriations temporelles. Le principe dĠune discontinuitŽ fondamentale dŽjˆ amplement dŽcrit au travers de la dialectique du non, de lĠapproche et de lĠinachvement bachelardiens. Ç Or, lĠessentiel de cette dialectisation qui Ç ouvre È sans cesse les systmes clos en prŽsence dĠune contradiction apparente, consiste, pour une propriŽtŽ ou une proposition A, imposŽe par des principes antŽrieurs, ˆ considŽrer la dŽcouverte dĠun non-A comme constituant, non pas une contradiction par rapport ˆ A, mais une extension complŽmentaire telle que A et non-A puissent devenir compatibles en une nouvelle totalitŽ B par rŽvision des postulats impliquant la nŽcessitŽ de A. È (J. Piaget, in LĠŽpistŽmologie physique de G. Bachelard).

Faits historiques, faits Žnonciatifs ne peuvent tre reprŽsentŽs ni selon une successivitŽ ordinale, ni selon une alternance compŽtitive de positions. Il faudra encore ˆ lĠhistorien exercer la controverse comme mŽthodologie du contact entre les discours.

La question est la suivante (question qui interdit toute administration ÒpacifiqueÓ de la logique) : la nŽgation de A est-elle redoublement de la position de A, ou in effectu lĠabolition de cette position ? Nous sortons de lĠ Ç esprit de finesse È de la dialectique.

            Histoire et pensŽe de la mŽdecine nous sont insoumises. Le catŽgorme manque. Nous devons revenir ˆ une approche figurale du corpus textuel comme du corps rŽel, imaginŽ ou symbolisŽ de lĠhumain.

 

2. Le rŽtablissement de la prŽgnance de la notion de schme originaire dans la vie de la pensŽe mme, et ainsi dans la vie de la mŽthode. LĠobjet particulier que lĠhistoire des techniques isole est lui-mme le produit dĠun Ç schme originaire È. Un cercle, une ligne ; un choc et une force qui le perpŽtue deviennent un cylindre et un piston, une machine de force, une pompe ˆ eau, un rouet... LĠalliance de lĠimage et du concept produit le schme. Elle impose une Ç imagination crŽatrice È comme expression de la rationalitŽ. Un nouage entre idŽation et concrŽtion doit tre ici pensŽ. LĠ Ç analyse de la pensŽe È que Foucault qualifie pŽjorativement dĠ Ç allŽgorique È (en rapport ˆ lĠanalyse des discours) concourt nŽanmoins ˆ redŽfinir le statut ŽpistŽmologique de lĠimage pour la pensŽe. La notion dĠun schŽmatisme prŽ-requis in theoria mais permŽable ˆ la spŽcificitŽ pratique des faits sĠoppose pour une part ˆ lĠanalyse historique en termes dĠ Ç ŽvŽnements Žnonciatifs È et discursifs.

 

 

Mais jĠai dŽjˆ parlŽ de pensŽe diagrammatiqueÉ Le corps malade est un systme de signes, soit. Mais je dŽfinis une FORME DE VIE par une anhypothŽtique dŽsignation : cela est. Et ensuite jĠempathise ses kinesthses, etc.

 

 

La douleur, quand on la nomme, est-elle toujours Ç mienne È ?

 

 

La Ç forme de vie È est-elle un sentiment ?

 

 

 

  Quel est-il, ce fait que lĠhistoire de lĠŽpistŽm en formation sĠemploie ˆ saisir ? Un fait historique et textuel ne se rŽduit pas ˆ un fait de langage ; il constitue un acte avant dĠtre intentionnalitŽ, au sens o il noue avec le lecteur, lĠhistorien, un complexe - un complexe de lecture - dont on ne peut rien dire sinon quĠil demeure impensŽ (cĠest le propre de la prŽ-intentionnalitŽ) et quĠil ressort dĠune physique, dĠune connaissance doxique, intuitive. A partir dĠŽvŽnements dispersŽs la sŽmiologie foucaldienne repre lĠintentionnalitŽ des discours occasionnant des dialectisations de fait et non de nature. Il sĠagit de substituer ˆ lĠanalyse historique en termes de faits Žnonciatifs une analyse phŽnomŽnologique du fait. (Au prŽalable, on dira quĠune telle phŽnomŽnologie, non seulement descriptive, interroge une intŽrioritŽ du signe et une conversion de la pratique au conceptÉ Schme pratique et schme conceptuel Ç se touchent È par des actes spŽcifiques de lĠimagination).

 

 

                                                                                                                                  

 

Formation de lĠŽpistŽm mŽdicale.

 

 

Au vu de ce schŽmatisme, lĠhistoire de la mŽdecine, de la pensŽe de la mŽdecine et lĠhistoire des dŽcouvertes semblent devoir en illustrer de faon exemplaire certaines phases, les grands mouvements si ce nĠest la totalitŽ. Est-ce lˆ un mouvement gŽnŽral dĠune Ç ŽpistŽm des savoirs È, dĠautant que lĠŽvolution des conceptions du monde et lĠhistoire des dŽcouvertes en mŽdecine paraissent procŽder du mme mouvement dĠassomption dĠun paradigme physique - voire mŽcaniste - et de destitution dĠun modle moral - du ieratikon, des conceptions morales du corps...

 

 

 

Une mŽdecine aux prescriptions Žtranges. Faire dĠun Žcart une norme, un Žcart favorable. Soigner un organe sain guŽrit un organe malade. Combattre la douleur non sur son terrain mais dans ce quĠelle nĠatteint pas. Favoriser lĠŽtendue dĠun mal vers lĠindiffŽrenciation du bien et du mal. Soigner un organe sain, cĠest accro”tre la santŽ (le plaisir induit) de lĠorganeÉ

É Limiter la souffrance non par anesthŽsie du nerf mais par information nerveuse. Informer le nerf, occasionner de nouveaux aiguillages, de nouvelles connexions.

 

Obstacle incoercible : en nous subsiste toujours un tre-malade, un corps dŽmonique de la faiblesse et de la stŽrilitŽ – qui ne veut pas de ces pŽrilleuses conversions.

 

Ç ÉCĠest par mŽchancetŽ que je refuse de me soigner. È

Ç ÉlĠexcs de conscience est une maladie, une vŽritable, une intŽgrale maladie. È

Ç Je vous le  demande, peut- on vraiment avoir le moindre respect envers soi-mme, lorsque lĠon a eu lĠaudace de dŽcouvrir de la voluptŽ dans sa propre dŽchŽance. È

Dostoievski

 

Le mal ne se convertit jamais en bien (en autre mal), mais en vertu. Force vitale.

 

Chez Novalis, la maladie comme Ç folie corporelle È et Ç idŽe fixe È.

 

 

Douleur : fine incise devenue t‰che sombre. Je la bois sans lĠŽpuiser.

 

Etre soi-mme une pensŽe et son prolongement.

 

Desquamation accŽlŽrŽe. DŽrglement de la cinŽtique tissulaire. Attente des expectorationsÉ SueursÉRejets favorables. Clinique de lĠhystŽrie et des psychoses jugŽe comme une symptomatologie des grands accroissements de chair.

                                             

In Court TraitŽ de la Poursuite du Vent, 1992.

 

 

 

 

  Dans lĠantŽ-mŽdecine, nous sommes dŽjˆ en prŽsence de concepts et de pratiques systŽmatiques dans lĠordre magique. Cette part de Ç theoria magique È est relŽguŽe ˆ lĠarrire-plan dĠune doxa prŽ-scientifique, et avec elle lĠaspect moral (statut du sujet malade, du sujet thaumaturge...) propre au ieratikon[3].

 

Dans la mŽdecine prŽ-scientifique, et dans ses plus anciennes interprŽtations de la maladie, la santŽ est Ç expression corporelle de la dik, la Justice inhŽrente ˆ la nature des choses È.[4]

 

LĠorganicitŽ y est Ç isonomie È, summetria, toujours fondŽe sur lĠhomŽostabilitŽ des ŽlŽments, qualitŽ des humeurs, puissance organiqueÉ On y voit lĠŽquilibre toujours subordonnŽ ˆ deux entitŽs : la philia et le neikos, hypostases permanentes depuis la source de la synthse empŽdoclŽenne. La Ç lutte permanente au sein de lĠUn È[5] sĠexprime donc aussi dans la nature de chaque homme. Le neikos, la haine dŽsintŽgrative sĠoppose ˆ lĠamour de la philia, lien ou tissu dĠattracts, dont la forme - ˆ la fois statique de lĠUn et dynamique de cette mme lutte - est une sphre (spha•ros). LĠantŽ-mŽdecine repose sur une lutte abstraite et physique de principes contraires, sur un imaginaire Žthico-moral du corps et de la vie, sur une rŽmission que promet principalement le sommeil[6].

Dans le procs du passage dĠune mŽdecine prŽ-scientifique ˆ une mŽdecine scientifique et de la relŽgation dĠun savoir Ç nŽgatif È ˆ la doxa, la formation du corpus hippocratique est emblŽmatique. Autres caractŽristiques de ce paradigme distinctif : Ç Ds les temps homŽriques (..) le malade passait pour victime de la colre ou de la malveillance des dieux È ; pour lĠŽcole hippocratique des  Physiologues, la mŽdecine devenait une tekn, Ç un savoir positif qui fondait son action sur la connaissance du dŽterminisme morbide È[7]. Dans lĠantŽ-mŽdecine homŽrique comme dans la tekn hippocratique, la Justice est toujours liŽe ˆ la Ç NŽcessitŽ physique È. Suffirait-il ˆ lĠesprit, pour comprendre lĠaffinitŽ et la rŽpulsion des principes, ou les lois de la Justice divine, une comprŽhension diagrammatique, gŽomŽtrisante de la nature humaine ? La sphre pour EmpŽdocle, les triangles parfaits pour Platon.

 

Nous avons parlŽ dĠŽlŽments transversaux ˆ lĠantŽ-mŽdecine et ˆ la tekn mŽdicale, et ceci malgrŽ le marquage de leurs diffŽrences, et encore ne sĠopposant pas ˆ une rŽappropriation directe du corps. Nous constatons quĠen dŽpit des dispositifs florissants et des interprŽtations toujours plus mŽdiates que promet la tekn, lĠobservation simple se trouve intensifiŽe dans lĠŽmergence de la mŽdecine comme science, jusquĠaux fondements modernes de la mŽdecine expŽrimentale.

 

CĠest une acception qui nĠest pas ŽloignŽe de la Ç thŽorie du fait brut È de Duhem auquel celui-ci attribue un fait plus une loi physique. LĠenregistrement du fait sĠaccompagne inŽvitablement dĠune interprŽtation thŽorique, et cette interprŽtation substitue aux donnŽes concrtes recueillies par lĠobservation des reprŽsentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des thŽories admises par lĠobservateur. Ç Duhem, Žcrit Piaget, en est venu ˆ dŽcouvrir que le fait physique est toujours le produit dĠune Žlaboration complexe et nĠexiste que relativement ˆ lĠinterprŽtation thŽorique, autrement dit ˆ lĠactivitŽ mathŽmatique dĠun sujet. È Enfin, le fait brut Ç nĠest pas simplement imitŽ par le fait conceptuel ou physique, il est assimilŽ aux schmes logico-mathŽmatiques et cĠest le produit de cette assimilation qui constitue la loi È.

  Le fait peut tre rŽduit ˆ un contenu schŽmatique, ˆ une forme dĠacte ŽpistŽmique dont la nature est prŽsupposŽe dans le schme thŽorique de sa formation et la dŽfinition de son historicitŽ (quĠest le principe dĠhistoricitŽ dŽterminŽ).

  La discontinuitŽ que doit comporter le principe dĠhistoricitŽ et le schme de la formation du savoir nĠest pas au premier chef lĠespace qui sŽpare un ŽnoncŽ dĠun autre ŽnoncŽ, ou le discours de lui-mme, en son sein, mais une hŽtŽrogŽnŽitŽ du vivant, conue non plus seulement sous lĠangle du sens, mais aussi sous lĠangle de la puissance et de son Žconomie. Ç Le mouvement gŽnŽral dĠexsudation (de dilapidation) de la matire vivante lĠanime [lĠhomme], et il ne saurait lĠarrter È (G. Bataille)... Dans lĠordre de la doxa prŽ-scientifique ou celui du savoir, la loi dĠŽconomie dans lĠorganicitŽ para”t tre la loi de tout corps. LĠopinion, les croyances populaires abondent dans le sens de lĠaversion (ou d'un renversement positif en une adhŽsion cultuelle, Ç sacrŽe È) pour le sang et la matire organique.

 

 

 Y a-t-il une rŽsistance de la vie en elle-mme – contre elle-mme ?

 

On songe ˆ lĠŽcart antique entre Ç vie È (bios) et Ç vie È (zo)É Ce premier terme de Ç vie È, je lĠappellerai le vivre ; il est ˆ la fois la formulation des conditions et des moyens de la vie, et prŽservation de cette vie. CĠest un VERBE par lequel sĠexpriment la TENSION et le PROJET. Par ailleurs, ce quĠon veut dŽsigner de la Ç vie È par zo, cĠest lĠtre vivant, lĠanimal, le NOM de la vieÉ le NOM du VIVRE. La premire acception est le verbe dĠaction du vivre ; la seconde est le nom de la vie pour un vivant.

En quoi les rŽalitŽs de langage que recouvrent ces deux termes sont-elles images lĠune de lĠautre ?

 

La vie ambidextreÉ Comme on peut dire de la vie exubŽrante quĠelle est la nŽgation de la vie prŽservŽe.

 

Le SANG a ŽtŽ et est toujours le nom du symbole de lĠactivitŽ de vie dans le corps concret. Est-il le symbole quasi-physique de telles ambigu•tŽs ? (Comme si une mŽtaphysique de lĠordre et du dŽsordre avait les odeurs et le gožt du sangÉ) Il nous faudrait tre capables de penser toute la science et toute la rhŽtorique littŽraire et imaginaire du Ç cÏur È et du Ç sang È, tout en considŽrant, ˆ la fin de notre interprŽtation, que la mŽtaphore nĠexiste pas, que les fonctions mmes du langage se voient modifiŽes par un systme dĠŽchange gŽnŽral de toutes les significationsÉ

 

É Une philosophie qui nĠa pas peur de la vie qui sĠaffirme, mais de ce que les hommes affirment tre Ç vie È, Ç mort È, Ç corps È, Ç personne È, etc.

Un langage de la mŽdecine doit chercher son vocabulaire (les Ç pierres de guŽ È de son discours) dans les symboles physiques qui cessent dĠtre mŽtaphores, mŽtonymies, tropes en gŽnŽral, etc. quand ces mmes symboles DESIGNENT enfin une part manquante au cÏur de toute observation.

 

Une construction du regardÉ Heures de la mŽdecine moderne.

Claude Bernard lĠa constatŽ lui-mme : la perception naturelle est limitŽe ; il existe une Ç observation simple È qui se rŽvle insuffisamment (qui rŽvle insuffisamment lĠobjet que lĠon sĠest efforcŽ de saisir). Cette insuffisance, Claude Bernard y remŽdie :

a/ Ç amplifier la puissance des organesÓ (les organes des sens), en sĠaidant Ç dĠappareils spŽciaux È.

b/ Se servir dĠ Ç instruments È qui concourent ˆ pŽnŽtrer lĠintŽrieur des corps (Ç É pour les dŽcomposer et en dŽcrire les parties cachŽes È).

Entre le niveau de la perception naturelle, de lĠobservation simple et insuffisante, et le niveau de lĠamplification de notre puissance naturelle ˆ travers la technique, il y a une diffŽrence de niveau dĠ Ç investigation È. Mais cette diffŽrence au sein du voir simple qui nous permettra peut-tre de Ç mettre au jour les phŽnomnes qui nous entourent È (C. Bernard) rŽvle lĠexistence des phŽnomnes. Voilˆ la leon de la mŽdecine expŽrimentale. LĠobservation rŽvle lĠexistence des phŽnomnesÉ ˆ certaines conditions.

Or cĠest prŽcisŽment pour le mŽdecin autant que pour le philosophe de mŽdecine que se joue le contr™le dans le cas dĠune ŽpistŽmologie de contr™le. (Cf. Claude Bernard, Introduction ˆ la mŽdecine expŽrimentale, ¤2)

Que signifie une ŽpistŽmologie de contr™le quand on parle de mŽdecine ? Si lĠon suit Claude Bernard, il y a dĠune part Ç les faits È, soit tout ce que lĠon construit ˆ partir du donnŽ. Il y a dĠautre part Ç raisonnement È, soit la contrainte formelle, tiraillŽe entre induction et dŽduction qui assure le formatage des faits. Le rapport entre raisonnement et faits est dans un milieu scientifique nettement empiriste le Ç seul moyen de nous instruire sur les choses È. JĠajouterai que ce jeu dialectique est en ce cas le seul moyen de former une expŽrience. LĠobservation MONTRE, lĠexpŽrience INSTRUIT, lˆ o le prolongement technique a produit dans le meilleur des cas une conversion du regard. Les choses se voient. Lˆ o lĠexpŽrience nous a instruits, elle a produit du sens et du savoir sans que nous nĠayons jamais la moindre intuition immŽdiate de quelque chose. (H. Davy sĠŽtait dŽjˆ opposŽ au dŽductionnisme de Liebig, lui opposant lĠinduction ˆ partir de lĠobservation et lĠinfŽrence ˆ partir des faits.)

Poursuivons le sens de cette distinction entre investigation et art du raisonnement. Si lĠinvestigation est Ç recherche et constatation des faits È, lĠart du raisonnement construit ces mmes faits logiquement Ç pour la recherche de la vŽritŽ È. Or la recherche et la constellation des faits supposent deux modes dĠexercices : une activitŽ dans lĠesprit et une passivitŽ dans les sens. Le voir simple dĠabord mŽthodologiquement critiquŽ est en mme temps la passivitŽ nŽcessaire de ce que constitue lĠobservation en gŽnŽral.

Le voir simple qui nĠest pas encore observation (sense datum) demande ˆ tre construit. Il accde par lˆ ˆ lĠobservation autant quĠˆ lĠhypothse. Ds lors, rien ne saurait tre ŽpargnŽ, ˆ lĠhypothse comme ˆ lĠobservation, dĠune rŽitŽration incessante fondŽe ˆ la fois sur le modle de la description du fait observable, donnŽ ou construit, et ˆ lĠinterprŽtation, soit la vŽrification de cette premire position.

Ne pas sĠarrter aux simples observations. LĠexpŽrimentation pourvoira premirement au succs de lĠopŽration. La raison doit exercer son Ç contr™le È, mais sans lĠexpŽrimentation elle nĠest que systme. Le Ç sens clinique È moderne a en ce sens pris racine dans les mŽdecines de Pinel et de La‘nnec.

Dans le TraitŽ mŽdico-philosophique sur lĠaliŽnation mentale et la manie (1800) de PinelÉ

ÉLa nature dispose inŽgalement les tres face ˆ la maladie. Il faut donc renforcer certaines natures par des auxiliaires... Ç LĠusage intŽrieur de certaines substances propres ˆ fortifier le coeur et le cerveau, celui des poudres narcotiques, ˆ lĠextŽrieur , des Žpithmes appliquŽs sur la tte, sur le coeur ou sur le foie, comme dit Heurnius, pour recrŽer ce viscre. È

Or, lĠexemplaritŽ du procŽdŽ me para”t double. Elle met en question une tradition de lĠimposition de lĠŽpithme, dĠune action extŽrieure qui doit traiter la pathologie interne, qui dŽborde largement le savoir mŽdical classique en tant que tel, et qui le dŽborde dans lĠordre du ieratikon prŽ-scientifique et des pratiques du corps contemporaines. Secondement, la recrŽation du viscre me semble opŽrer symboliquement ˆ lĠextŽrieur du corps malade, dans lĠŽpithme lui-mme. Dans la logique dĠune primautŽ de la surface du corps et de la nŽgation de lĠorganicitŽ, lĠŽpithme opre symboliquement comme reprŽsentation de lĠorgane malade, comme projection et modle que le praticien travaille.

 

QuĠest-ce quĠune hypothse ? Une forme de question mais qui peut tre gŽnŽratrice de norme. Nous dirons avec dĠAlembert quĠ Ç il faut poser des questions ˆ la nature È.

LĠinductivitŽ et la dŽductivitŽ sĠŽmiettent comme positions pseudo-stables devant un schŽma aussi simple et draconien qui met en scne le voir simple, lĠobservation et lĠinterprŽtation.

La mŽdecine est, comme regard, exercice de lĠintelligence portant sur des hypothses. Ce qui commence la maladie ou la finit par arrt de mort, cela nĠest plus dans le domaine de la mŽdecine. En un sens, le philosophe dirait que la mŽdecine est par excellence lĠart de lĠattention et de la promptitude dans lĠexpŽrience.

 

La rŽappropriation directe du corps serait pour nous aujourdĠhui le rve de lĠauscultation immŽdiate lˆ o La‘nnec avait pensŽ lĠauscultation mŽdiate. La difficultŽ premire est la suivante : requŽrir au nom de la santŽ ou de la mŽdecine efficace le maintient dĠun statut Žthico-moral du corps ; voir enfin lĠintŽrieur des corps en tant que nous les palpons. La premire posture dĠabord ŽnoncŽe comme Žthico-morale doit maintenant recevoir lĠappellation de Technique. En outre, nous tentons de restaurer une certaine valeur de lĠobservation, de lĠauscultation immŽdiate.

 

 La‘nnec, De lĠauscultation mŽdiate (1816)... Gr‰ce au stŽthoscope, Ç je vois dans la poitrine È, et lĠaspect contemplatif dĠune telle pratique permet en outre de rŽvŽler la maladie en la nommant.

Pour la mŽdecine de lĠŽpoque, les peuples primitifs sont comme les enfants : ils se nourrissent non de mots, non de concepts, mais dĠimages. Ç Dans les sciences de la nature, les mots lĠemportent mme sur les choses, dans la mesure ou ils obligent ˆ la thŽoriser et ˆ la rŽduire. È [8]

En 1891, il semblerait que lĠŽradication du terme Ç phtisie È au profit de Ç tuberculose È a contribuŽ ˆ rŽduire une nosographie peu ou prou imaginaire. Les origines mystŽrieuses de la contagiositŽ de la phtisie, sa dŽfinition de Ç variŽtŽ du mal de vivre È (en Angleterre ˆ la fin du XVIIIe sicle), les sympt™mes hystŽro-phobiques de la crainte des contacts, les pseudo-diagnostics dĠaphasie et de loqule quĠon lui associe seront rŽduits par une dŽfinition nosologique plus dense et concentrŽe.

A diffŽrents niveaux, on mŽdiatise le rapport au corps, on euphŽmise lĠorganicitŽ menaante du corps. LĠauscultation mŽdiate Ç permet dĠapprocher le secret du corps tout en le tenant ˆ distance. LĠobstacle moral se transforme en mŽdiation technique, et le souci des convenances devient le moteur de lĠefficacitŽ. DĠo le rejet de lĠauscultation directe. È[9]

 

LĠindŽfinissable en un nom est le cauchemar de lĠŽtiologie et de la sŽmŽiologie mŽdicales.

La‘nnec nous a lŽguŽs plus encore : sa mŽthode Ç anatomo-clinique È dont lĠune des bases consista ˆ hiŽrarchiser lŽsions, signes, sympt™mes. ÒLes vŽritables signes nĠexistent pour ainsi dire pas, mais naissent de la rencontre du malade et du mŽdecin qui sait les rencontrer.Ó[10]

Platon avait dŽjˆ substituŽ ˆ la purification prŽ-homŽrique la catharsis qui agit par la parole. Auscultation et parole, dans un complexe participatif de lĠou•e, du toucher, du langage parlŽ allaient assurer le succs de la mŽdecine moderne que nous connaissons encore.

De 1820 ˆ 1825, lĠusage du stŽthoscope se gŽnŽralise. Mais cette extension ne suit pas seulement un discours de la moralitŽ ou le contexte sociologique dĠune Žpoque. La technique transforme elle aussi Ç lĠobstacle moral È, la posture dĠune sociŽtŽ en face du corps. Le corps ˆ lĠŽtude est une surface et une table de rŽsonances qui laisse entendre ce quĠon ne peut voir, le bruissement dĠune chair paraissant aussi lointaine que peut lĠtre un au-delˆ de cette limite, ce masque, ce bouclier que constitue la peau.  

  Voie dĠaccs possible : les usages du microscope, fin XVIIe.

Se servir de lĠauscultation mŽdiate cĠest, au dire de M. Foucault, se servir Ç impudemment de la pudeur È. En quoi consisterait une auscultation immŽdiate ? Cela reviendrait premirement ˆ ouvrir le corps, ˆ Ç explorer ˆ vif Ç É Ou bien : exercer une Žcoute sans rŽsistance.

 

É Grande ambigu•tŽ de lĠart mŽdical comme Ç art des signes È. Subsiste toujours un problme portant sur la nature de lĠattribution dĠun sympt™me ˆ un mal, dĠun mal ˆ un corps, etc.

 

Deux idŽaux de la mŽdecine : MONTRER, non pas dŽsigner – cĠest la vocation du thŽ‰tre dĠanatomie. DESIGNER, ne pas montrer : on saisit le battement, la pulsation de la Ç vie È quĠon ne peut pas voir, mais quĠon Žcoute ou quĠon palpe. Deux contradictions portŽes mais non dialectisables.

 

Nommer une maladie, est-ce dŽjˆ la guŽrir ?

 

Il faudrait relire sans cesse le Wittgenstein des Philosophische Bemerkungen concernant la propriŽtŽ des douleurs. Que signifie pour soi avoir mal dans le corps dĠun autre ?

 

 

La formation de lĠŽpistŽm mŽdicale opre par rŽpŽtition dĠactes de conversions successives, dĠassomptions logiques et de relŽgations ˆ la doxa. Car ce que nous avons dit de lĠidŽation et de la concrŽtion exprime une conversion ˆ la theoria et une rŽversion ˆ la doxa (croyance et pratique).

  A) Etablissement des concepts gŽnŽraux depuis les premiers actes de nomination et de dŽsignation. Les objets (les corps) sont mis ˆ distance par la mŽdiation langagire du mot. Exemple de lĠanalyse par Snell (1955) de lĠapparition du concept de Ç soma È dans la Grce post-homŽrique qui rend possible lĠorganicitŽ et la maladie en lui apposant une unitŽ coercitive, soit un NOM. 

  B) attribution de domaines de rŽgence qui sont les champs de spŽcificitŽ des concepts, examen des cas par voie dŽductive, catŽgorisation de noms/objets. Premire systŽmatisation des pratiques ; en rŽglant les usages du concept, on rgle lĠusage - la fonction - de lĠorgane, du membre, de lĠobjet...

             

Que nous reste-t-il dĠune magie que la thŽorie nĠait pu tout ˆ fait exempter (Ç soigner È) de la doxa magique de lĠantŽ-mŽdecine ?

 

 

 

 

 

Magia  sexualis

 

Dans lĠunion sexuelle, et plus encore dans tout ce qui, en matire de sexualitŽ, nĠest pas lĠunion, nous Žprouvons comme acteur et regardeur une mise en scne du corps. La scne (la topique de lĠacte) : un lit, une rue, un parterre, nus, vierges, ou agrŽmentŽs dĠobjets et de tissus. Les corps en scne sont paradoxalement dŽpossŽdŽs dĠeux-mmes alors quĠils sont usŽs parfaitement, en pleine possession dĠeux-mmes, en pleine possession dŽpossŽdante de leur usure et de leur abandon, contrairement o au thŽ‰tre les masques, corps, gestiques ne se montrent pas pour ce quĠils sont, mais pour des formes, les convocations visibles de forces et de vies, enfin dĠ‰mes. Si bien quĠen Žtant dŽpossŽdŽs dĠeux-mmes, sans ‰me, les corps extirpent ce qui en eux nĠest pas corps mais sourdes puissances du tremblement. Ces corps ne mettent en fin de compte pas tant en scne leur propre facture de corps que les puissances quĠils produisent.

Tout concourt ˆ ce que le corps sexuŽ Žprouve la confusion des sexes, ceci en vue de rŽaliser pour lui-mme la plus claire et la plus dŽterminŽe rŽalisation de son sexe.

 

La sexualitŽ dŽveloppe une capacitŽ que nous avons ˆ inventer des sens. Nous pensons avoir cinq sens, quelquefois un sixime ; pourquoi pas sept ou vingt autres sens ? LĠinvention des sens est notre facultŽ de prolonger nos organes par de nouveaux organes, nos vaisseaux par de nouvelles irrigations, de fabriquer de lĠhŽtŽrogne en nous, tout cela afin de nous Ç sensibiliser È un peu plus. Un morceau dĠŽpiderme, un tissu devenant sensible par lĠopŽration de cette facultŽ dĠinvention ne devient pas simplement un nouvel oeil, ou une nouvelle oreille, mais ˆ chaque fois le capteur de signaux non identifiŽs et le moteur de sensations inŽprouvŽes.

Plus tard, nous inventerons de nouveaux corps.

                                                         In Court TraitŽ de la Poursuite du Vent, 1992

 

 

 

 

 

 

 Ecrire la mŽdecine

 

 

Y a-t-il dĠautre histoire de la mŽdecine quĠune histoire de la lutte et de la contradiction entre lĠintŽrieur du corps et son dehors ? On pratique la mŽdecine comme on Žcrit son histoire, ˆ la lisire, sur cette ligne de partage entre le dedans et le dehors. On a nommŽ ce lieu de partage Ç peau È, ˆ la fois membrane, limite du corps et rŽsistance au monde, et membrane intermŽdiaire entre le vrai et le faux. Selon les temps diffŽrents, le vrai se situe soit dehors soit dedans. Mais il nĠen est rien. Rien ne nous semble moins convaincant que la mŽtaphore de la peau, que cette catachrse commode (la Ç surface de la peau È) pour orienter et partager lĠhorizon de la mŽdecine et de son Žcriture. (Une lexicalisation du terme Ç peau È (quand on croit savoir pouvoir la nommer, la dŽsigner) laisse voir quĠil fut trope dans le langage avant dĠtre concept opŽrant dans le mme champ de lĠintermde rŽel et de la Ç membrane conceptuelle È entre une position et une autre, une affirmation et sa nŽgation). Il ne sĠagit pas de retirer sa fonction imaginaire de limite mais plut™t de lui ™ter sa primautŽ de modle. IntŽrieur, extŽrieurÉ Nous parlons bien plus dĠune histoire du regard et des points de vue. Dans la limite de la peau il y a aussi le passage et le contact.

Ce qui se cachait peut tre dans la querelle entre tekn scientifique et antŽ-mŽdecine prŽ-scientifique ressortissait ˆ une querelle des contenus et des contenants. Ou bien devrions-nous plut™t parler dĠune lutte entre ce qui maintient lĠorganicitŽ dĠun corps en elle-mme et ce qui en occasionne lĠŽpanchement ? (Lˆ encore, une linguistique et une rhŽtorique – devrait-on parler de Ç poŽtique È ? – semblent devoir tre requises ˆ de tels travaux de discernement et de structuration des phŽnomnes et des discours).

 

Question des interdits portant sur lĠŽpanchement du sang (lĠEglise promulguant lĠEdit de Tours de 1163), la dissection... La posture Žthico-morale du corps maintenue contre lĠautoritŽ savante. Et : les reprŽsentations violentes de lĠorganicitŽ (et mme bien plut™t de la matire organique) au sein de la chrŽtientŽ. Odon de Cluny (Collationes), Anselme de CantorbŽry (De contemptu mundi), Saint-Bernard, Hilaire, Ambroise, Damase et les rŽcits de martyrs...

 

É Grande ambigu•tŽ de lĠart mŽdical comme Ç art des signes È. Subsiste toujours un problme portant sur la nature de lĠattribution dĠun sympt™me ˆ un mal, dĠun mal ˆ un corps, etc. DŽnoter, connoter, prŽdiquerÉ quelle Ç linguistique È, quelle Ç logique È du parler mŽdical ?

QuĠun seul Ç dessin È pour le corps reprŽsentŽ et les lettres qui le dissquentÉ penser pour tout Ç signe È stylisŽ des planches dĠanatomie un seul et mme systme de reprŽsentation (o tous les signes se dŽnotent par ressemblance, contigu•tŽ ou causalitŽ (morphismes ayant le sens de lĠattribution dĠune source ˆ un rŽsultat))É.

 

JĠai tenu pour important les regards certes parfois fastidieux que jĠai portŽs sur la science historique quand elle prend la mŽdecine pour objet, et la science expŽrimentale en gŽnŽral, et cela, peut-tre, pour enfin nous dŽpartir des postures dominantes de lĠune et de lĠautre.

La mŽdecine, enfin, ne peut comme pensŽe se rŽsoudre ˆ une pensŽe de lĠobservation, ni de lĠhistoire, et si dĠart il nous faut parler, lĠart de la mŽdecine est un art de la rencontre entre le patient et le mŽdecin, le corps et ses plaies, le mal et son sympt™me.

  Ç Rencontre È est un mot humble et gŽnŽral dont le sens est au fond celui dĠANALOGIE.

 

(É)

 

 
Olivier Capparos

 

sommaire

 

 



[1] VŽsale entrant en contact avec lĠorganicitŽ (1542). LĠesthŽtisation de la reprŽsentation graphique (De humani corporis fabrica). De faon gŽnŽrale, Žtude des reprŽsentations du corps dans le dessin dĠanatomie (problme dĠesthŽtisation de lĠorganique, dĠutilisation de la ligne dure, de la ligne douce...).

[2] Cf.  J.-P. Peter, De la douleur, Observations sur les attitudes de la mŽdecine prŽ-moderne envers la douleur, Quai Voltaire, 1993, p. 14.

ÒCar dĠun c™tŽ la douleur a valeur Žminente et prŽcieuse de signe, qui guide le praticien et lĠintroduit ˆ lĠintelligibilitŽ mme du processus pathologique. Et de lĠautre, elle est surtout, par elle-mme, lĠaiguillon qui, dans un corps que les froidures de la maladie Žtreignent, submergent et dŽfont, va tendre les ressorts salutaires dĠune rŽaction nerveuse dŽfensive au grŽ de laquelle se dessine bient™t le libre chemin dĠun ordre retrouvŽ, restaurŽ. Ó

(LĠabsence de douleur deviendra ainsi la marque dĠune insidieuse absence de signe, et donc menace de troubles encore ˆ venir.)

[3] Dans lĠadvenue de la thŽoria mŽdicale scientifique dispara”t (ou bien plut™t se convertit) la posture Žthique du sujet. En cela notre Žpoque signifie peut-tre un retournement (non un retour ˆ la magie, au ieratikon) ; ˆ une irruption du fond doxique contre la suprŽmatie scientifique du phusikon... (redŽfinition Žthico-morale du corps, de la vie, de la mort - de la normeÉ; importance croissante du psychisme dans les pathogenses..). Etrangement, lĠŽloignement du corps et du praticien par une prolixitŽ de la technique, en tous domaines, c™toie une rŽappropriation directe du corps, dans un dŽveloppement de pratiques du corps . Cet antagonisme se rŽsout-il quant ˆ une euphŽmisation toujours progressive du corps et de lĠorganicitŽ ?

[4] Marcel Sendrail, Des champs de Troie aux portiques dĠEpidaure, in Histoire culturelle de la maladie, Privat, 1980, p. 98.

[5] ibid p. 99

[6] ibid, p. 105, 106. Sous le sol dĠEpidaure, il y a un Òlabyrinthe o sĠengageaient les initiŽs, pour atteindre un puits mŽdium o on prŽsume que se laissait entendre une confidence oraculaire. Par le songe (É) comme par lĠextase dans la nuit de cet hypogŽe se figure une descente symbolique aux royaumes infernaux qui transfigurait la guŽrison du fidle en don sacrŽ. Ó

[7] ibid, p. 107.

[8] F. Dagognet, Le Catalogue de la vie, PUF, 1970, p. 58. ÒLes mots garantissent les vivants contre ce qui les masque ou les parasite. Et forger un ÒtermeÓ nĠest pas un acte secondaire dĠappellation, mais un drame rŽel, rapide, une lutte contre lĠenvahissement de lĠaccessoire. Ó p.59

[9] I. Grellet et C. Kruse, Histoires de la tuberculose/les fivres de lĠ‰me, 1800-1940, Ramsay, 1983.

[10] in F. Dagognet, op. cit.