LÕespace, les automates et le vgtal (Hopper II)
Chez Hopper, la gomtrisation de lÕespace est le corrlat dÕun traitement mcanique et dshumanisant des corps. LÕarchitecture austre et rigoureuse des villes, de la ville, imprime ses lignes et ses volumes, ses configurations strictes aux attitudes et postures des individus, mornes personnages privs de vie et dÕexpression. Le corps citadin est un corps cadr, morcell et fig. La ville est son sanctuaire. Nous n'avons jamais faire la manifestation dÕune puissance vitale ni une psychologie mais une lente dgradation de lÕnergie humaine. Nul ne sait ce que peut un corps, sans doute, mais il est possible aussi quÕun corps ne puisse plus et nÕait aucune puissance. Et sÕil est vrai que le peintre apporte son corps, comme le dit Valry, encore faut-il sÕinterroger sur ce quÕun corps apporte, ou peut encore apporter.
Or chez Hopper, indiscutablement, tout se passe comme si les lois mcaniques de la res extensa taient devenues celles qui rgissent aussi les corps humains : morceaux de chair insensible et fige, enveloppes blmes errant dans la ville ou cloisonnes dans leurs bureaux, ils ont t vids de leur substance vitale. La spatialit du milieu urbain opre presque inluctablement une ngation de la vie, qui parat ds lors succomber la ville et sÕpuiser, jusquÕ disparatre. O est la vie, chez Hopper ? O passe lÕnergie, et comment se dploie-t-elle ? Le fait est qu'ici lÕespace a finalement converti les individus, hommes ou femmes qui peuplent ces lieux, en de muets pantins inamovibles, en automates cruellement dpourvus dÕme et de souffle vital, de toute forme dÕintriorit agissante. Ni force corporelle, ni psychologie apparente, Hopper congdie les traits essentiels de la figure humaine et rejette toute forme dÕintimit, dÕespace propre, auquel nous pourrions nous identifier. Les individus ne sont plus que des ombres parce quÕils apparaissent au moment o ils se sparent dÕeux-mmes : la reprsentation sÕest faite alination. Abandonns par lÕesprit qui autrefois les hantait, ces humains ne sont plus nos alter ego mais les ples figures qui interrogent, du fond de leur immobilit spectrale, lÕacte de reprsentation lorsquÕil prtend atteindre ou dlivrer un sens plausible, ou pour le moins acceptable, de la figure humaine.
Mais si la reprsentation nÕa pas lÕhumain pour vocation, ou plutt si la peinture se doit de trouver dÕautres formes que celles qui ont prvalu au moins jusquÕau XIXme sicle, si elle doit abandonner tous les artifices dÕimitation de la vie humaine Š savoir dÕabord la parole et le discours narratif comme structure de la reprsentation, dont l'absence est plus que patente chez Hopper, mais aussi lÕanimation de personnages rpartis en profondeur dans lÕespace, lments essentiels des images de la reprsentation classique qui, comme le disait Foucault, ont toujours t parlantes bien quÕelles fussent muettes Š cÕest parce quÕil est possible et mme ncessaire de sÕorienter vers une autre voie afin de scruter cette indicible transcendance dans lÕexistence, cette manifestation de lÕesprit qui merge au-del de toute situation humaine donne sans reposer sur les valeurs que nous pourrions avoir la tentation dÕinvoquer afin de rendre acceptable lÕide quÕil faut, que nous devons continuer peindre nos semblables. Pourquoi ne pouvons-nous cesser de peindre le corps ?
Si cela nous parat impossible, alors il faut se demander si ce nÕtait pas une erreur de croire quÕil avait dj tout dit, lorsque nous le faisions marcher et parler, se dplacer et tenter de communiquer ou de profrer de vaines paroles. En quoi le silence et l'immobilit seront dsormais les marques d'une nouvelle forme d'humanit incarne. Car si nul n'est en mesure de savoir vritablement ce que le corps peut, alors il faudra tenter de sortir de lÕhumain pour retrouver ce qui, en dfinitive, rend lÕhumanit non seulement possible mais encore valable. LÕart de la voyance, tel que nous avons pu le dcrire, sÕengage sur cette voie.
La forme que prend cette qute apporte alors une rponse la dshumanisation des ŅpersonnagesÓ, travers un devenir-vgtal qui anime le voyant ds lors quÕil cherche dans le visible la vrit de ce qui le constitue. LÕimmobilit et le silence ne seront pas ici des accessoires, des caractristiques secondaires de la peinture, mais bien les conditions intrinsques de lÕexprience ici poursuivie. La renaissance incarne qui se dessine au terme de la recherche, celle-l mme quÕobtient magistralement Hopper la fin de sa vie lorsquÕil met enfin jour cette sensualit indite qui est lÕoeuvre dÕun corps solaire, dÕune peau vritablement hliotrope, nÕest accessible quÕau prix dÕun mutisme volontaire et dÕune inamovibilit accrue. LÕultime rveil de la chair, sa renaissance travers ce plaisir immatriel qui constitue la dimension salvatrice des corps, est ainsi lÕexpression du devenir-vgtal dans sa forme la plus aboutie. L, lÕinvisible se rvle travers lÕexprience dÕun rayonnement qui est tout la fois lumire et chaleur, phnomnalit originaire o visibilit, chair et flux solaire ne font plus quÕun. Revenir en-de de la reprsentation signifie alors : dgager une forme de lÕapparatre o chair et vision se conjuguent parce quÕelles renvoient en ralit un seul et mme milieu du visible, nergie qui est conjointement chaleur et lumire. La peau serait-elle un grand oeil primitf ?
LorsquÕil vint Paris au dbut du sicle, sortant peine de l'Ecole des Beaux-Arts et de ses studios ferms, Hopper dcouvrit la puissance de lumire naturelle lors de promenades sur les bords de Seine ; il prit alors brutalement conscience du fait que Ņla lumire tait diffrente de tout ce que jÕavais connuÓ, parce que Ņles ombres aussi taient lumineuses, de la lumire reflteÓ et que Ņmme sous les ponts il y avait une sorte de brillanceÓ(1). Jusqu' la fin de sa vie, sans doute aussi par got de la provocation, il assurait ainsi ŅJe suis rest impressionniste !Ó Ce n'est pas en vain : il acquit ds sa jeunesse cette vrit au sujet de la positivit absolue de la lumire, qui nÕest pas lÕautre de lÕombre ni une lutte avec lÕobscurit, mais ce dans quoi et grce quoi il peut y avoir attnuation et nuance, dploiement infini du visible. Y compris de lÕinvisible. A quoi rpond alors, la fin de sa carrire, la dcouverte de cette vrit d'un corps vgtal qui sÕaccorde intimement avec l'essence de la voyance puisquÕil est vrai que la vie est son origine une puissance photosensible et que le flux du rayonnement solaire engendre la vie sur terre. On peut alors retracer cette progression au cours de laquelle le devenir-vgtal rachte les corps prisonniers de lÕautomatisme, et o le voyant finit par acqurir cette peau chlorophyllienne dont le pouvoir dÕimpression est, sinon source de vie, du moins pouvoir de rgnrescence.
(1) Cit par Y. Bonnefoy dans Edward Hopper au Muse Cantini. Ed. Muse Cantini/ Adam Biro, Paris, juin 1989. Bonnefoy cite en lÕoccurrence un extrait de la correspondance du jeune Hopper.
Finitude et spatialit
Chez Hopper la ville est ce territoire de la ngation de
la vie qui renvoie une conception de la spatialit conue partir de la
finitude et de lÕalination.
Les termes en lesquels Gilles Deleuze dfinit lÕespace
gomtrique au dbut de lÕImage-mouvement fournissent des lments qui peuvent clairer les choix esthtiques de Hopper en ce qui concerne la ville.
Deleuze dcrit en effet le cadre gomtrique comme tant celui qui Ē prexiste
tout ce qui vient sÕy inscrire Č1 : il fonctionne selon des Ē coordonnes
choisies Č dont la valeur est Ē mathmatique Č, cÕest--dire
abstraite et idale. De telles coordonnes dterminent des Ē limites
pralables lÕexistence des corps dont elles fixent lÕessence Č. En cela,
le cadre gomtrique sÕoppose au cadre physique, lui-mme dynamique, qui au
lieu de prexister aux lments qui sÕy inscrivent, en dcoule et leur succde,
sÕinscrit dans le mouvement des corps au lieu de leur prescrire les lois de
leur mobilit. A lÕinverse du cadre physique, le cadre gomtrique exprime donc
la prsance des formes et des lments plastiques sur les contenus de la
reprsentation, ainsi que la valeur inconditionnelle de ses lments. Le cadre,
et la spatialit qui en dcoule, valent alors par eux-mmes. LÕespace
gomtrique sera ainsi Ē conu comme une composition dÕespace en
parallles et diagonales, la constitution dÕun rceptacle tel que les masses et
les lignes de lÕimage qui viennent lÕoccuper trouveront un quilibre Č ;
et par l, Ē le cadre est insparable de fermes distinctions gomtriques Č.
Le cadre gomtrique a ainsi pour fonction dÕinstaurer un ordre spatial fixe et
autonome qui est en somme lÕinvariant formel de la reprsentation : il
prexiste tout ce qui vient sÕy inscrire et donne la spatialit une valeur
absolue qui exprime le primat de lÕespace sur le temps. La res extensa prime sur la dure. Ce qui signifie quÕune
forme de contrainte ontologique est lÕĻuvre dans la composition : les corps
sont en eux-mmes dtermins par les lignes et les volumes o ils apparaissent.
Cet espace nÕest ni neutre, ni objectif, mais coercitif : il exerce une
influence ngative sur les corps.
Cela se traduit gnralement chez Hopper par l'insertion du corps dans un cadre, fentre ou porte, qui assure son enfermement et le prive de toute possibilit de mouvement. La rigueur excessive des lignes et lÕaspect profondment immobile des volumes rejaillissent sur les individus qui y vivent.
Cape Cod Morning
(Matin au Cap Cod, 1950, huile sur toile, 86,7 x 101,9 cm)
Dans Cape Cod
Morning par exemple, le dcor de la maison qui opre la ngation du
mouvement dshumanise alors
le personnage. Le rle de la baie vitre est de maintenir son corps
dans un espace aussi troit que possible, configur de faon ce que lieu ne soit pas
simplement habitable, mais pour qu'il puisse surtout enfermer ce quÕil contient : la
partie basse de la fentre est juste assez large pour laisser apparatre le buste de la
femme ; elle sÕy tient et sÕy dcoupe sans plus pouvoir sÕen dgager. Fige dans une posture qui est visiblement une contrainte, elle devient
alors solidaire de cet espace dont la gomtrie, angulaire et rigide, conditionne
sa position qui nÕa plus rien de naturel. Ainsi la fentre nÕest pas seulement cette
ouverture qui nous permet de voir le personnage, cÕest dÕabord le cadre qui le
capture, le contient et le fixe ; cÕest un espace ferm qui lÕenclt et
lÕempche dÕexister sur le mme mode dÕtre que les lments naturels.
Cette finitude de la
spatialit atteint alors son plein rgime dans les tableaux de villes. La
composition gomtrique y a pour fonction de surdterminer les
signifiants plastiques et dÕexacerber les dterminations formelles de la
reprsentation. Les moyens de raliser cette finitude sont le surcadrage et la
rptition. Il sÕagit dÕune part dÕintroduire des cadres dans le cadre afin de
saturer lÕespace de parallles et de surfaces rectangulaires, dÕautre part de
slectionner des motifs susceptibles de se rpter lÕintrieur dÕune mme
scne et dÕintroduire ainsi un mouvement mcanique au sein de la toile. Le
processus de clture de lÕespace consiste ainsi dmultiplier les parties de lÕespace tout en les subdivisant. Aussi faut-il noter que ce nÕest pas
lÕabsence dÕissue ou dÕouverture qui caractrise cette ngativit spatiale,
mais sa tendance tre perptuellement en voie de se clore et de se fermer sur
elle-mme. La limite nÕest pas ici borne ou frontire mais action de limiter,
processus de limitation. Au lieu de sÕouvrir sur une autre dimension,
htrogne ses parties, ou de se fermer dfinitivement, lÕespace est vou
se fermer indfiniment sur lui-mme en se rptant sans cesse lÕidentique.
CÕest de cette tendance nÕavoir aucun terme rel pouvant achever la division
et la dmultiplication de ses parties que dcoule la proprit ngative de
lÕespace qui va engendrer lÕalination des corps qui sÕy trouvent.
Apartment Houses
(Maison de rapport, 1923, huile sur toile, 61 x 73,5 cm)
Ce phnomne est particulirement frappant dans Apartment houses o Hopper profite du vis--vis des deux immeubles afin de raliser un embotement de surfaces prises les unes dans les autres. Dans cette toile o tout nÕest plus que rectangle, les cadres de fentres se rptent de faon incongrue : on peut en distinguer quatre dont la disposition est une inclusion qui surcharge la toile ; les cadres renvoient les uns aux autres parce quÕils sont visibles les uns travers les autres. CÕest ainsi que dans la partie gauche du tableau les deux fentres de la pice o se tient le personnage – dont lÕactivit suggre dj la rptition mcanique des gestes – en laissent deviner une troisime (qui se trouve sur le mur de lÕimmeuble dÕen face) ; la fentre du premier plan englobe celle du second qui contient son tour celle du fond. Nous avons donc trois fentres en une : lÕaction du cadrage se dpasse dans un surcadrage et l'espace tend alors se clre sur lui-mme. Par cette tendance la clture, Hopper ralise ce qu'un commentateur appelle justement des "pomes visuel de l'enfermement" (R. Brettel, E. Hopper : les annes parisiennes, 1906 - 1910, d. Museum of Modern art of New York), dans lequel le rle des larges surfaces, vides et imposantes, est galement dterminant. Le dcadrage, quand lui, souligne le mpris vident avec lequel Hopper a vacu le personnage du centre de l'image au profit de cette excessive imbrication gomtrique des cadres. Comme le dit P. Bonitzer, le point de vue souverain de la reprsentation qu'incarne le trs clbre Las Meninas de Velzquez est ici destitu au profit d'un point de vue singulier quelconque - preuve de l'ironie "perverse" avec laquelle la modernit a destitu le point de vue de sa souverainet classique - qui tmoigne d'une "excentricit radicale qui mutile et vomit les corps hors du cadre et focalise sur les zones mortes, vides, striles du dcor" (P. Bonitzer, "Dcadrages", Thories du cinma, d. Cahiers du cinma, 2001, p. 128). En mme temps que le peintre exacerbe la spatialit de l'image, est abandonn le point de vue souverain et total de la reprsentation. La vision n'est plus une vision minente ou privilgie, le spectacle qu'elle nous donne voir est un anti-spectacle. Le "personnage" n'offre aucune forme d'intriorit psychologique, son humanit disparat derrire le travail et la fonction sociale, sa destitution est souligne par le fait que nous ne voyons justement ni ses mains, ni ce qu'elles sont en train de faire.
L'usage du surcadrage et du dcadrage permet ainsi Hopper de dvelopper un embotement de formes qui se rptent les unes les
autres sans introduire de diffrence : mmes couleurs, mme structure, il
sÕagit dÕun mcanisme qui ne vise quÕ surdterminer la spatialit de
composantes gomtriques (lignes droites, angles droits, paralllesÉ). Ces
rptitions sont alors dÕautant plus striles que les fentres en question, au
lieu dÕouvrir sur dÕautres scnes et dÕautres vnements, ne laissent rien voir
de particulier et nÕouvrent sur rien. La peinture se doit de montrer la vacuit du monde moderne et l'alination de ses individus, ce que bon nombre de tableaux de Hopper ne cessent de mettre en scne.
A un travail mcanique dpourvu de sens – celui
dÕune femme de mnage – rpond un espace de la rptition. On
ne devient un automate, chez Hopper, que parce que lÕespace accomplit dj
lÕautomatisme travers la mise en place dÕune rptition dpourvue de pouvoir diffrenciant.
Ce point alors est mis en avant dans Apartment
houses par la prsence
dÕun lment dpourvu de toute fonction de reprsentation. A lÕintrieur de la
fentre du milieu, qui donne sur lÕimmeuble voisin, on aperoit en effet une
ligne dÕun bleu lgrement violet et plus vif que les autres, qui rencontre la
bande dÕun jaune clatant dÕun store inond de soleil. Or cette bande
bleue nÕest pas situe lÕintrieur de la fentre, elle nÕappartient pas sa
structure, ses montants : lÕombre que le soleil dessine le long des
deux rebords de la fentre permet de diffrencier ce segment violet et de le
distinguer nettement comme ne faisant pas partie du montant vertical de gauche.
Il apparat donc lÕintrieur de la fentre, mais sÕil est visible travers
elle, cÕest parce quÕil nÕen fait justement pas partie. Il devrait donc en tout
tat de cause appartenir au mur de lÕimmeuble voisin qui apparat lui aussi
lÕintrieur de la fentre. Cependant, son chelle et sa disposition nous
indiquent tout le contraire : il est en ralit situ bien trop en avant par
rapport ce troisime plan dÕarrire fond et nÕen pouse pas le sens des
lignes de fuite. Un tel lment ne fait donc partie ni de la fentre de la
pice o se tient la femme, ni de lÕimmeuble voisin.
En
ralit, rien ne justifie sa prsence. Ce segment de couleur violace, isol de
ce qui lÕentoure parce quÕaucun des lments qui le jouxtent nÕaccepte de le
compter comme sien, ne fait nullement partie de la composition pour les besoins
de la reprsentation. Sa prsence nÕest dtermine par aucun impratif de type
raliste, aucun reprsent ne lui correspond : aucune rfrence, aucune
correspondance avec un lment de la ralit ne le justifient. Ce segment de
couleur insolite se trouve au milieu du tableau sans pourtant renvoyer lÕespace
de la reprsentation en tant que tel : il nÕest assignable aucun plan de la
scne reprsente. Ce nÕest donc quÕun pur et simple reprsentant vide, cÕest--dire un lment plastique
dpourvu de toute fonction de reprsentation, sans autre signification que
celle de sa propre prsence. Cette forme, qui nÕa dÕautre valeur que sa position
au sein de la composition, ne signifie en fait rien dÕautre quÕun excdent de
spatialit, un trop plein de lÕespace. Simple segment, ce reprsentant sans reprsent
nÕest donc motiv par rien, si ce nÕest par la volont dÕabstraction
gomtrique qui actualise la ngativit de la res extensa. La tendance lÕabstraction devient
alors le vecteur dÕune intention la fois plastique et mtaphysique : celle
qui vise dterminer lÕespace comme ngation de la libert et de la cration
intrinsques lÕactivit de lÕesprit. En ce sens, nous rejoignons avec ce procd les thses
bergsoniennes concernant la nature de lÕespace. Car la spatialit est la
tendance inverse de la spiritualit, qui est elle-mme source de vie et de
cration. A lÕinverse, lÕespace est ce milieu homogne nÕassurant que la
rptition du mme, incapable de laisser une diffrence de nature sÕintroduire au sein de
lÕtendue. La spatialit est le rgne de la matire inerte et de la rptition du mme, le milieu du
devenir automate des corps.
Les automates
Ce devenir apparat dans les toiles qui portent sur la vie citadine, o sont reprsents le travail, le loisir et autres activits humaines. On y observe une rduction des corps une forme mcanique dÕexistence. L encore, cÕest la prgnance du milieu spatial qui accapare lÕnergie des individus.
Chair Car
(Voiture-salon, 1965, huile sur toile, 101,6 x 127 cm)
Chair
car met en scne un wagon de train o apparat une succession de fauteuils,
de vitres et de carreaux de lumire projets sur le sol. Les mmes formes se
rptent sur le mme axe, en ligne droite. La perspective est bouche,
rsolument close. Ce wagon est un espace ferm o rien ne semble pouvoir
arriver. Cette absence dÕvnement se traduit alors par lÕabsence radicale de
communication et de dialogue entre les personnages. La femme de gauche semble
bien se tourner vers sa voisine de droite, mais la position de celle-ci rend
aussitt nulle la possibilit dÕune quelconque relation : leurs regards ne se croiseront
jamais, puisque la seconde est plonge dans sa lecture ; bien au contraire,
cette disposition des corps, dicte par lÕespace du wagon, renforce leur
isolement respectif. Le silence et le vide se sont empars de ce lieu qui nÕest
plus simplement humain2. Voil sur quoi dbouche la ngativit de
lÕespace : lÕalination par la rptition supprime toute forme de lien, toute
humanit entre les individus. Ils ne sont plus que des fragments de corps sans
extriorit : il nÕy a plus de communaut, de regard, dÕcoute. Chacun est
ramen la portion dÕespace quÕil occupe, nulle ouverture ne vient se faire
jour entre chacun de ces lots humains. Si la communication et lÕchange sont
toujours un chec chez Hopper, cÕest parce que la mise en scne spatiale des
corps rend a priori
impossible un tel milieu de vie, intermdiaire, entre les individus. La
construction dÕun espace de lÕisolement supprime donc par essence toute forme
dÕinteraction et de communaut. CÕest lÕaltrit qui est dfinitivement
condamne par cette disposition des corps soumis au rgime partes extra
partes de la res
extensa :
lÕextriorisation rciproque des parties de lÕespace, en tant que milieu
homogne vide, gagne les tres qui sÕy trouvent et les rend aussi extrieurs
les uns aux autres que des points dans lÕespace ; de la mme faon que nous
dissocions les parties dÕun tout en autant dÕlments disjoints et spars, les
corps se sparent et ne communiquent plus, ne participent plus ni du mme lieu
ni du mme mouvement. La surdtermination des lments spatiaux finit par
supprimer toute forme dÕespace public et de communaut. La discontinuit a
envahi lÕexistence.
Le
devenir qui guette les individus est celui de lÕautomatisme. A terme, les
humains ne sont plus que les ombres dÕeux-mmes. L o les proprits de
lÕespace accomplissent au mieux leur travail ngatif, cÕest dans les activits
professionnelles. Hopper nÕpargne personne en la matire : femme de chambre,
coiffeur, ouvreuse de cinma, secrtaire, employ de bureau, sont soumis au
rgime mcanique du travail, qui conjugue la fois un haut degr de rptition
et une absence de cration. Dans ces professions en effet, le geste rpt et
la monotonie du labeur sont deux points essentiels. A chaque fois, lÕhomme ou
la femme sont asservis une tche qui ne diffre jamais dÕavec elle-mme, qui
nÕest que rptition du mme ; cÕest--dire qui engendre par rptition le vide
insignifiant et lÕabsence de sens. CÕest l sans doute lÕobjectif vis par
Hopper : la vacuit du monde moderne, son absence radicale de signification.
LÕautomatisme
– Bergson en a parl mieux que personne – cÕest la mort de la
conscience, son assoupissement, son sommeil et son naufrage. LÕaction faite par
habitude congdie la spontanit de lÕacte libre et de lÕesprit, elle se passe de
toute forme de pense. La spontanit et la plasticit de la vie du corps sont
nies du fait que corps et esprit nÕont plus quÕ rpter une seule et mme
action. La conscience, qui tire son origine de lÕindtermination que la vie
introduit dans la matire, retourne alors son tat le moins volu lorsque
lÕacquisition du schme sensori-moteur, pour parler comme Bergson, est telle
quÕelle rend lÕindividu mcanique, semblable une machine qui excute des
mouvements sans inventer ni choisir3. CÕest cette dmission de lÕesprit qui
est lÕĻuvre dans le devenir automate des corps : une faon de supprimer et
dÕannihiler la part de lÕme en tant quÕentlchie, en tant que puissance
vitale du corps. Si la rptition et lÕautomatisme ont donc pour but de nous
insrer dans la matire inerte, et par l de nous rendre nous-mme inertes, alors on peut
dire que le travail est ici synonyme dÕalination : il nous rend
semblables ce que nous ne sommes pas et congdie notre conscience, il nous rduit cet tat inerte de
la matire en modelant le corps lÕimage des rouages dÕun mcanisme. Et il rend
lÕesprit superflu. Le geste machinal est inconscient, il nÕa besoin ni de
libert ni de cration, de cette essentielle indtermination de lÕesprit.
Ce
nÕest donc pas un hasard si Hopper a intitul lÕune de ses toiles Automat. On y voit une femme assise la table
dÕun caf, le regard creux, perdu. La grande vitre obscure et vide, derrire elle, nÕest que la
mtaphore de son me : il nÕy a rien lÕĻuvre dans cet espace mental quÕune
vacuit tnbreuse et sans fond. Mais l'on constate que ce personnage nÕa
rien de plus ou de moins que les autres personnages de Hopper. QuÕest-ce qui
fait dÕelle un automate ? Rien, si ce nÕest lÕabsence cruelle dÕme qui se
manifeste ici, ou plutt, la vacuit de cette me, son absence. Au sens strict, ce personnage est inanim. Et dans la mesure o
cette femme ressemble tous ses congnres, on peut dire que ceux-ci sont
galement devenus des automates : les individus ne sont plus que les
ombres dÕeux-mmes. Cette femme nÕen est plus une, pas plus que les autres
femmes, pas moins que les hommes, ce nÕest quÕun automate dont lÕexistence est
dÕune vacuit si grande quÕelle nÕautorise mme plus parler dÕhumanit. La
mort sÕimmisce dans lÕespace de la vie et envahit les corps. Hopper conduit les
ples reprsentants de lÕhumanit jusquÕau bord de la reprsentation humaine :
ce ne sont plus que des cadavres, tres ples et fantomatiques, spolis de leur
vie et de leur souffle vital.
Cependant
cette ŅinanimationÓ des personnages, cette absence voire cette impossibilit
pour eux de sÕveiller la vie, a un versant positif. Ce nÕest pas en vain que
Hopper dpeint une humanit au bord de sa propre reprsentation. Il y a en
effet un lien intrinsque entre lÕautomate et le statut du corps vgtal, qui
le rachte de cette lente dgradation morbide, et ce lien concerne les
conditions ncessaires et suffisantes quÕimplique la renaissance du voyant. Soulignons immdiatement quÕun tel lien
nÕest pas simplement descriptif, et quÕil a dÕabord des assises conceptuelles.
Il sÕagit dÕune part de la caractristique phnomnologique de lÕexprience que
nous faisons de la co-prsence de lÕanim et de lÕinanim, dÕautre part, de la
dimension virtuelle qui caractrise les conditions de lÕexprience de la
voyance, en tant quÕelle repose sur le silence et lÕimmobilit. QuÕest-ce qui
non seulement nous conduit au silence, mais encore doit nous y conduire ?
QuÕest-ce qui nous conduit lÕimmobilit, mais encore doit nous y conduire ?
La rponse ces questions nous renvoie lÕtat de paralysie, voire
dÕhallucination, qui dcoule de lÕexprience que Freud, entre autres, appelle
lÕinquitante tranget.
Freud
a analys ce phnomne dans ses Essais de psychanalyse applique, sous le nom de lÕĒ Unheimliche Č. Les critres dÕun tel
sentiment sont les suivants : lÕinquitante tranget est dÕabord
Ē cette sorte de lÕeffrayant qui se rattache aux choses connues depuis
longtemps, et de tout temps familires Č4.
LÕUnheimliche est la fois li au quotidien, au
foyer et tout ce que la maison et lÕintimit du chez soi apportent de rconfortant,
mais o justement survient un sentiment, une sorte dÕangoisse lie justement au
fait que soudain le familier, qui tait depuis si longtemps connu et sans
surprise, se rvle sous un jour nouveau, dploie et manifeste un air que nous
ne lui avions jamais vu. CÕest lÕextraordinaire, au sens strict, qui fait
dÕabord lÕinquitante tranget, ce fait de nÕtre plus rassur par le
rassurant mais au contraire saisi par lui.
Freud,
citant un psychiatre allemand du nom de Jentsch, ajoute alors un second
paramtre qui nous concerne plus spcifiquement : Ē un cas
dÕinquitante tranget par excellence Č est Ē celui o lÕon doute
quÕun tre en apparence inanim ne soit vivant, et, inversement, quÕun objet sans
vie ne soit en quelque sorte anim Č, puis poursuit, rvlant un lment
pour le moins important : Ē il en appelle lÕimpression que
produisent les figures de cire, les poupes savantes et les
automates. Jentsch compare cette impression celle que produisent la
crise pileptique et les manifestations de la folie, ces derniers actes faisant
sur le spectateur lÕimpression de processus automatiques, mcaniques, qui pourraient
bien se dissimuler sous le tableau habituel de la vie.Č Freud nÕadhre pas entirement
au propos, mais le prend comme point de dpart de sa propre analyse, et
continue de citer Jentsch, particulirement perspicace en ce qui
concerne le thme des automates : Ē LÕun des procds les plus srs
pour voquer facilement lÕinquitante tranget est de laisser le lecteur douter
de ce quÕune certaine personne quÕon lui prsente soit un tre vivant ou bien
un automate. Č Les automates relvent donc de
lÕinquitante tranget, ils la produisent.
Il
semble que Husserl ait galement t sensible cet trange spectacle. Dans Phantasia,
conscience dÕimage, souvenir, il avoue avoir succomb
aux charmes de lÕinquitante tranget. Voici ce quÕon y trouve au paragraphe
19 :
Ē Les
leurres type muse de cires, les panoramas etc. que nous avons dj trs
souvent mentionns montrent que la transformation dÕun phnomne dÕimage par
suppression de la fonction imaginative fait ressortir une apprhension
perceptive ordinaire, et mme ventuellement une perception pleine dote de la
croyance normale. Nous avons l une perception normale, mme si elle sÕavre
ultrieurement tre une erreur. Si nous devenons subitement conscient de
la tromperie, la conscience de caractre dÕimage intervient alors. Mais dans ce
cas, cette conscience nÕa pas tendance sÕimposer avec la dure. Avec ses
habits, cheveux, etc. effectivement rels, et mme dans les mouvements
artificiellement imits par un dispositif mcanique, le personnage de cire
ressemble si bien lÕhomme naturel que la conscience perceptive sÕimpose
momentanment toujours nouveau. LÕapprhension imaginative est
supprime. Nous Ē savons Č bien que cÕest une apparence, mais
nous ne pouvons nous empcher dÕy voir un homme. Le
jugement conceptuel qui accompagne ce Ē savoir Č, savoir quÕil
sÕagit dÕune simple image, demeure sans effet vis--vis de lÕapparence
perceptive, et la tendance prendre celle-ci pour la ralit effective est si
grande que par moments nous aimerions mme y croire. Č5
Il
est admirable de voir combien Husserl souligne ici lÕimpossibilit, face de
tels spectacles, dÕopposer conscience dÕimage et conscience de perception.
LÕapprhension imaginative, qui devrait convertir le sens de la scne vue en
conscience dÕimage, est dsamorce par lÕeffet de ralit impossible
rsorber. Dans le fond, Husserl rpte et confirme le trouble de Descartes qui, la fin de la seconde de ses Mditations mtaphysiques, jugeait apercevoir, grce Ē l'inspection du seul esprit Č, des hommes, par sa fentre, et non de simples Ē automates monts sur ressorts Č : il affirme, par dÕautres moyens, la
continuit de lÕimaginaire et de la perception, leur confusion au sein mme de
la perception. Apparat ici lÕimpossibilit notique de sparer dfinitivement, pendant lÕacte du voir, les deux actes qui
devraient sÕexclure mutuellement parce que leurs objets – un tre fictif
ou un homme rel – sÕopposent en nature. Ce qui est ici patent, cÕest la
faon dont tout savoir est soudainement neutralis face la teneur de sens de
lÕobjet peru. Celui-ci sÕimpose littralement la conscience : lÕapprhension
imaginative est supprime, dit Husserl – ce qui
signifie dÕun point de vue notique que cÕest une perception relle qui
sÕopre, ou du moins, une perception dont le contenu de signification demeure
Ē rel Č. Ainsi : nous Ē savons Č bien que
cÕest une apparence, mais nous ne pouvons nous empcher dÕy voir un homme. Le savoir que nous possdons par devers nous demeure impuissant face
la puissance de lÕobjet qui habite notre perception, et qui ne se donne plus
selon les modalits habituelles de son apparatre. Ce qui entrane la paralysie
de la conscience, dans ses actes mmes, qui consiste ne plus pouvoir
mobiliser son savoir conceptuel et ses jugements
acquis afin dÕenrayer le simulacre dont elle se sait la victime. LÕinquitante
tranget, dÕun seul geste, paralyse la conscience et annule la distinction de
nature, valable au regard de lÕentendement seul, entre artefact imaginaire et
tre anim. Le sens du peru ne permet plus de diffrencier ce que
lÕentendement est dÕordinaire en mesure dÕopposer. LÕessence abstraite et
conceptuelle de Ē lÕanim Č se rsorbe dans lÕapparence de
Ē lÕinanim Č. Une apparence surgit, qui supporte simultanment deux
essences contraires.
DÕo
vient cette paralysie du jugement ? Elle provient en ralit de ce que
lÕentendement ne peut accepter, en son sein, la prsence des contraires. Il s'agit en l'occurence de la
perception, impossible au demeurant – mais lÕ Ē impossible Č n'est ici quÕune
catgorie logique, et non une description fidle du peru – dÕune
chose et de son contraire. En lÕoccurrence, dÕun homme et dÕun automate. Au
niveau des significations vises et disponibles pour la conscience, cohabitent
celle dÕune Ē poupe de cire Č et celle dÕun Ē homme rel Č. Or
les deux, loin de sÕexclure comme elles le devraient, se superposent et se
confondent, se mlent dans leur indiscernable proximit. Les deux
significations se prsentent simultanment la conscience perceptive, et communiquent
travers une forme de confusion qui les rend indiscernables. Et leur
indistinction provient dÕune indtermination premire au sein de laquelle il
nÕest plus possible de distinguer une chose de son contraire. Ce nÕest pas tant
les contraires qui se rejoignent, que le fait quÕils ne puissent plus tre
distingus en tant que contraires, parce quÕils proviennent en ralit dÕun
fond commun : lÕanim et lÕinanim se prsentent sous les mmes traits,
leur communaut dÕapparatre engendre lÕimpossibilit, pour le jugement, de les
diffrencier.
DÕo
la paralysie, et la fascination qui sÕen suit : je devrais ne pas voir un homme
lorsque je vois un automate, mais je ne peux pas ne pas lÕy voir car lÕautomate
apparat de la mme faon quÕun homme. La conscience est prise dans la
contradiction dÕune perception dont le sens comprend deux significations qui devraient sÕexclure au regard des concepts dont lÕentendement dispose. La
perception contient donc plus quÕelle ne devrait : son sens excde sa possibilit logique. Cette
paralysie est alors semblable celle qui fascine lÕanimal qui, face son
prdateur, voit soudain en lui lÕimage disproportionne de sa proie, et se
retrouve alors face un phnomne contradictoire.
Comme le raconte R. Thom, il sÕagit de Ē lÕoiseau fascin par le serpent.
Dans ce cas, on pourrait penser que la forme du serpent voque chez lÕoiseau la
forme archtype du ver, donc de sa proie. Mais la taille du serpent fait de lui
le prdateur, dÕo sÕen suit la Ē paralysie du jugement Č de lÕoiseauÉ Č6
Cette
prsence des contraires dans lÕactualit de la perception est donc ce qui
paralyse la conscience et neutralise tout jugement possible. Cette perception
renvoie lÕindtermination du peru qui, comme le rappelle Freud, se prsente
quand nous demeurons dans le doute. Toute dtermination tant ngation, il
nÕest pas possible de nier ici
lÕun ou lÕautre des termes de lÕalternative du doute, de les discriminer pour en choisir un au dtriment de lÕautre. Il est impossible dÕaffirmer que
ce que je vois nÕest pas semblable un homme, de
privilgier lÕun des deux termes sans trahir aussitt le sens de lÕobjet
peru : dire Ē ceci est un homme Č serait ici une erreur –
et cela, nous en sommes bien conscients – mais affirmer que Ē cela
nÕest quÕun automate Č ne rendrait plus compte de ce que nous percevons
puisque lÕautomate en question apparat justement comme un homme. Ainsi se ralise dans la perception une prsence en acte des
contraires, ainsi apparat un phnomne contradictoire et impossible, mais
pourtant bien rel. La perception du spectacle des automates nous fait revenir
en de du rgime de la non-contradiction.
Cet
accs un rgime contradictoriel de la perception signifie que la perception
se ralise sur le mode de la conscience du rve. Au cĻur de lÕactivit
consciente veille, se mlent en quelque sorte ralit et imaginaire, la vie
de conscience se pare des attributs caractristiques de celle, assoupie, du
rveur. CÕest ainsi que la logique du rve sÕimmisce dans un rgime de
conscience normalement tenu aux fonctions logiques de la prdication. Dans Sur
le rve, Freud analyse la faon dont sÕeffectue le
travail du rve, par condensation des contenus
psychiques et substitution des disjonctions exclusives par des synthses
inclusives : Ē L o, dans lÕanalyse, quelque chose dÕindtermin
peut se rsoudre par un ou bien – ou bien, on
substituera lÕalternative un Ē et Č
pour lÕinterprtation. Č7
Le travail de figuration du rve figure en un seul et mme individu
collectif des lments trangers et contradictoires.
Se prsentent ainsi des rcits et des images qui sont des cas de
Ē transformation dÕune pense aux fins dÕtablir une rencontre avec une
autre pense, de nature trangre Č8. La pense du rve excde les significations conscientes parce quÕelle synthtise
des contenus de sens que notre pense veille, dÕordinaire soumise la
logique de lÕentendement, scelle en units claires et distinctes qui sont les
essences constituant la ralit dite Ē objective Č. Freud ajoute que
la logique du rve, oprant sans ngation (et donc rciproquement, sans
dtermination), est prcisment place sous le signe de la contradiction. CÕest
ainsi que Ē le travail du rve affectionne tout particulirement de
figurer par la mme formation composite deux reprsentations qui
sÕopposent : ainsi, par exemple, une femme voit porter en rve une haute
tige de fleur, ainsi quÕon figure lÕange dans les tableaux de lÕAnnonciation (innocence – Marie est le nom de cette femme)
mais la tige est garnie de grandes fleurs blanches, qui ressemblent des
camlias (contraire de lÕinnocence : la Dame aux camlias) Č9. La symbolisation onirique est donc une forme de pense qui, puisquÕelle nÕa
plus faire lÕpreuve de la ralit, cÕest--dire
lÕpreuve de lÕobjet, de ce qui est extrieur la totalit psychosomatique
dÕo naissent et o apparaissent les pulsions – puisque le rve doit les
satisfaire de faon hallucinatoire – peut laisser libre cours une
visualisation dont les objets ne renvoient plus des entits logiquement
discernables.
LÕassouvissement
de la pulsion exige la condensation des images qui rvle la puissance du
psychisme en matire de pouvoir symbolique : notre esprit nÕest pas
originairement soumis une pense de type logique, fonde sur le principe de
non-contradiction, car celle-ci provient dÕabord du processus dÕobjectivation
quÕest lÕpreuve de la ralit, laquelle nous amne concevoir lÕobjectivit
en gnral sous la forme dÕune ralit indpendante, existant en soi et par
soi. Or la perception des automates, entre rve et perception, ne permet pas
une telle objectivation, puis quÕobjectiver le sens du peru, le constituer en
idalit de lÕobjet existant en soi et par soi, reviendrait dire que le sens de notre perception peut exister indpendamment de ses actes. Or cÕest
l le but de la prdication objective, qui sÕannule ici : dire que ce que
nous voyons nÕest pas rductible la perception que nous en avons, et existe
aussi sur le mode de lÕen soi, indpendamment de notre point de vue et de notre
acte de perception. CÕest cette prdication qui devient impossible dans le
spectacle des automates o nous ne pouvons plus affirmer que ce que nous voyons
existe objectivement.
Si
la pense du rve peut ainsi envahir la perception veille en nous prsentant
des phnomnes contradictoires, des objets impossibles, cÕest parce que la
perception peut aussi fonctionner comme pouvoir dÕaccs un phnomne virtuel,
qui ne peut objectivement sÕactualiser et qui relve du mode de pense
contradictoire du rve. CÕest ainsi que sÕimmiscent, dans la perception
consciente, les symptmes de lÕinquitante tranget qui nous font tomber dans
une paralysie o notre esprit se trouve comme endormi alors mme quÕil est
veill. La manifestation dÕun phnomne impossible au sein de la perception
exprime ainsi la possibilit de se retrouver confront des phnomnes dont le
sens enveloppe une contradiction, ce qui est le propre de la logique du rve et
de lÕhallucination, o sÕopre un retour une forme originaire de la vie
psychique. Comme lÕa montr F. Gil dans son Trait de lÕvidence, lÕhallucination ne reprsente pas un cas pathologique de la vie de
lÕesprit, mais une structure formelle de la conscience o sÕeffectue la
puissance en acte de la vrit, index sui et veri,
grce Ē un facteur de prsencialit qui est un mixte du rel de lÕobjet
et du prsent du sujet Č10.
Gil, partir de Freud, soutient la thse que Ē lÕhallucination appartient
la structure de la conscience Č, et que cette structure nous fait
Ē remonter au registre originaire postul par Freud o il nÕy a pas lieu
de distinguer entre reprsentation de mot et reprsentation de choses, sens et
perception, et non plus entre figural et dsir, reprsentation et force Č11. Plus loin, Gil ajoute que lÕhallucination est Ē le mode de prsentation
dÕune existence indtermine Č, parce que Ē un entre-deux sÕy
substitue la distinction entre sujet et objet Č. Il cite Bion (Elments
de la psychanalyse) : Ē lÕlment bta participe
la fois de lÕobjet anim et de lÕobjet psychique, sans quÕil soit possible de
les diffrencier Č12.
CÕest cette indiffrenciation originaire du sujet et de lÕobjet, de lÕanim
et de lÕinanim, que nous fait revenir la perception des automates en tant
quÕhallucination perceptive o se manifeste la prsence des contraires, source
de lÕinquitante tranget.
Du spectacle des automates au devenir-vgtal du
voyant
Ce
que lÕon peut retenir, cÕest donc que le spectacle des automates permet de
conceptualiser un registre de lÕapparatre irrductible la logique de
lÕentendement, reposant sur le principe de non-contradiction. En ce sens, le
phnomne contradictoire exprime une neutralisation du pouvoir de juger,
cÕest--dire dÕnoncer des propositions claires et distinctes sur lÕtat-de-chose
peru ; cÕest la paralysie du jugement, et le sentiment dÕinquitante
tranget qui en dcoulent. En un sens plus profond, la manifestation relle,
mais virtuelle, de lÕobjet impossible, de la co-prsence en acte de lÕanim et
de lÕinanim, ou encore de lÕanimation de lÕinerte, nous renvoie un registre
originaire o la matire du peru supporte simultanment deux formes que
lÕentendement croit pouvoir opposer, mais qui se rsolvent en fait lÕune dans
lÕautre. En ce sens, la phnomnalit rvle une origine commune qui sÕenracine
dans la structure de lÕhallucination qui supprime ici toute possibilit de
diffrenciation des contraires. La conscience retombe dans une forme de
confusion primitive o lÕindiffrenciation des phnomnes est
fondamentale : apparatre comme tant la fois A et non-A est lÕessence
du phnomne impossible. Si le spectacle des automates a donc un lien
intrinsque avec le devenir-vgtal du corps et
le statut ontologique du voyant, cÕest parce que la paralysie quÕil met en
oeuvre est une exprience o la perception se dsolidarise des autres fonctions
de lÕactivit que sont dÕun ct la parole et de lÕautre, le mouvement. Nous
pensons que le devenir du voyant, sa renaissance, renvoie une passivit
primordiale o voir ne peut plus tre effectu
corrlativement parler et marcher. Le visible accde son essence intime par la rupture dÕavec les
registres du dicible et du mobile, il se donne au-del de lÕespace de la mobilit
et de lÕexpression avec lesquels il voisine habituellement. La conqute dÕun espace
pur du visible, mettant fin la parole et la mobilit, suppose donc que le
voyant devienne vritablement vgtal, un tre dpourvu de toute forme de
mobilit et dÕexpression, mais dont lÕactivit consiste en un pur sentir
photosensible, qui est lÕessence de la voyance.
Il est singulier de remarquer lÕassimilation que fait Aristote du ngateur du principe de non-contradiction et la plante. Dans le quatrime chapitre du livre G de la Mtaphysique, on sait quÕAristote, nonant la nature anhypothtique du principe de non-contradiction, ne peut, par l mme, en faire la dmonstration. Dmontrer la vrit du premier principe, qui dit quÕil nÕest pas possible que deux attributs contraires appartiennent en mme temps et sous le mme rapport un mme sujet, impliquerait que nous en possdions alors un autre en vertu duquel celui-ci pourrait tre valid. Ce qui est impossible, en vertu de sa nature. Aristote ne peut donc proposer quÕune rfutation des partisans qui le rejettent, cÕest--dire montrer quÕil incombe ceux qui en nient la valeur de prouver la vrit de sa ngation ; mais que cela tant impossible, il nÕy a alors pas de dmonstration apporter puisque sa ngation ne peut avoir lieu. La posture du ngateur du principe est, tout simplement, intenable. Voici ce que dit Aristote : Ē Il est cependant possible dÕtablir par voie de rfutation lÕimpossibilit que la mme chose soit et ne soit pas, si lÕadversaire dit seulement une chose. SÕil ne dit rien, il serait ridicule de chercher exposer nos raisons quelquÕun qui ne peut donner la raison de rien, en tant quÕil ne le peut. Un tel homme, en tant que tel, est ds lors semblable une plante. Č13
Dire
un mot pourvu de signification impliquerait en effet dÕnoncer une
signification dfinie, dtermine, et non son contraire ou sa ngation. Ē Homme Č ne
peut pas signifier Ē non-homme Č, et la quiddit dÕune signification
exige une unit minimale de sens en vertu de laquelle nous pensons quelque
chose de dtermin ; car dÕune part Ē la pense est impossible si
lÕon ne pense pas un objet un Č, et dÕautre part Ē le nom, comme nous
lÕavons dit au dbut, possde un sens dfini et un sens uniqueČ14. La quiddit dÕĒ homme Č nÕest donc pas quivalente la non-quiddit
dÕhomme, puisque Ē homme Č se dit dÕun sujet dtermin et non de
toute chose quelle quÕelle soit. Celui qui doit noncer quelque chose, ne
serait-ce quÕun mot, ne peut donc que se soumettre au principe, sans quoi il ne
peut que se taire et rester muet. Mais ce quÕAristote sous-entend en rduisant
le ngateur du principe au statut de plante, cÕest quÕil en va de mme pour ses
mouvements : sÕil avait ne faire quÕun seul geste, le ngateur devrait
ncessairement faire un geste dtermin, ayant une direction dtermine et
unique, et non contradictoire. Le ngateur doit donc non seulement se taire,
mais aussi demeurer immobile. CÕest ainsi quÕil finit par se retrouver tout
aussi priv de mouvement que de parole : car toute mobilit, quÕelle
soit verbale ou motrice, implique la dtermination exclusive dÕun sens. CÕest en cela que celui qui se soustrait au principe, parce quÕil nÕy
a pas selon lui de dtermination ontologique ultime, mais bien une co-prsence
des contraires, est rduit lÕtat vgtal.
Ce
statut vgtal nÕest cependant pas accessoire. Demeurer dans la confusion
virtuelle quÕimplique lÕaffirmation ontologique de la contrarit – et
non seulement notique, comme semble le supposer Aristote lorsquÕil en vient
lÕargument de la rfutation – cÕest affirmer la ralit de cette contrarit
comme dimension premire et originaire des phnomnes, et non des choses en
tant que telles. Car le phnomne ouvre lÕexprience ce tissu commun
lÕagent et au patient, au sentant et senti, ce substrat o sÕenracinent les
formes de la perception en tant que flux hyltique. La paralysie vgtale du
ngateur du principe de non-contradiction renvoie celle que nous avons
analyse plus haut au sujet de lÕinquitante tranget, et qui subjugue et
sature la perception. Elle provient de cette manifestation de la co-prsence
originaire des contraires, elle signale lÕentre dans ce domaine virtuel o
circulent les phnomnes impossibles.
SÕil
y a donc un devenir-vgtal du voyant, cÕest parce que le voyant accde ce
degr de perception o la perception nÕest plus inspection du seul esprit, comme le dit Descartes, ni acte dÕun sujet prenant en charge la
constitution des objets et des essences de la ralit. Le voyant sÕen remet au
pur sentir visuel, la hyl originaire, il dlaisse les pouvoirs de lÕentendement
et les actes cognitifs objectivants. Il ne cherche pas connatre, mais
ptir, et prouver lÕimpossible. Son silence et son immobilit tmoignent de
ce choix radical. Ce nÕest pas une simple concidence, ds lors, si ce sont l
les deux attributs majeurs de lÕĻuvre Hopper. Devenir voyant, cÕest devenir
semblable une plante : sÕen remettre au silence et lÕimmobilit,
lÕimpossibilit dÕnoncer quoi que ce soit du visible, et sÕabstenir de le
soumettre lÕespace moteur dans lequel nous nous dplaons. Le visible nÕest
plus le milieu o se situent les objets dont nous parlons – territoire
apophantique de la parole en tant quÕacte de dvoilement, mis ici hors-jeu par
la paralysie du jugement qui empche toute forme dÕnonciation prdicative –
ni lÕespace o lÕon se meut et que lÕon traverse. Il nÕest plus que visible,
pur milieu de lÕapparatre. Toute activit mobile
est congdie : ne reste que cette passivit immobile, fondamentale, de la
plante. CÕest la mme passivit qui gagne le voyant et qui constitue la plante.
Une
fois libr le visible en soi, que reste-t-il au corps ? Nous lÕavons
dit : le corps va faire lÕexprience du rayonnement lumineux. La
sensualit que retrouve Hopper la fin de son Ļuvre est une sensualit
solaire, la fois lumire et chaleur. Le voyant se tourne vers le foyer
rayonnant de lÕorigine. Mais le lien entre voyance et vgtal est plus
essentiel encore, il concerne le principe de photosensibilit qui anime la
perception visuelle comme la synthse chlorophyllienne .
Comme
le remarquait Bergson dans L'Evolution Cratrice, cÕest sans doute la mme fonction de vision, sur
la base dÕun pouvoir dÕimpression photosensible, qui est en germe chez
lÕInfusoire, tre microscopique unicellulaire, dans la tache de pigment qui
constitue chez lui la surface chimique sensible lÕexcitant lumineux, et qui
se retrouve ensuite, au cours de lÕvolution, dans la structure de lÕĻil telle
que nous la connaissons chez les Vertbrs15. La structure interne de la rtine
contient en effet, entre les cellules btonnets et le prolongement du nerf
optique, des cellules pigmentaires16 qui pourraient bien tre le rsidu de
cet oeil encore en germe chez les Infusoires, dj prsent chez eux bien
avant que ne sÕopre la diffrenciation et la complexification progressive de
lÕorgane et de la fonction visuelle. Par ailleurs, outre ces cellules
pigmentaires, les cellules btonnets qui se situent dans le prolongement de la
zone pigmente contiennent galement un pigment rouge appel pourpre rtinien,
lequel reoit directement la lumire en vertu du fait que les cellules qui le
prcdent sont transparentes.
Ce
qui justifierait alors le fait de parler de dveloppement de lÕoeil en tant que
peau primitive du vivant, sur la base de ce pouvoir photosensible des cellules
pigmentaires. Dveloppement conjoint de la peau et de lÕĻil, sous lÕinfluence
dÕune radiation lumineuse et thermique. Mais alors, si le phnomne de
pigmentation, ou plutt si les cellules pigmentaires sont ce qui engendre la
fois la substance colore des plantes et la facult de percevoir des couleurs
(bien que lÕoeil ne soit certes pas muni de chlorophylle), si la coloration est
un processus inhrent toute forme de vie, du vgtal jusquÕ lÕanimal, et si
la chlorophylle se colore de la mme faon que se colorent les cellules
photosensibles de lÕĻil, alors on peut dire que la vrit de notre facult de
vision rside, originairement, dans ce pouvoir que possde la vie de tirer de
la radiation solaire ce qui constitue la fois la substance primitive de ses
organismes et sa propension la vision. En quoi la voyance serait
essentiellement lie la nature photosensible de la matire vivante et la
lumire en tant qu'lment de son dploiement et source de son dveloppement.
Ē Nous sommes des plantes ! Č, voil ce que pourraient bien exprimer
les corps dans les dernires toiles de Hopper. Ce qui implique cette vrit du vgtal dans
son Ļuvre, cÕest lÕaccord essentiel de la plante avec la nature de lÕart de la
voyance, qui repose sur le silence et lÕimmobilit, ainsi que sur une tendance hliotrope dcisive.
1. Pour lÕensemble des
citations, voir G. Deleuze, LÕImage-mouvement, d. de Minuit, Paris, 1983, pp.
24-25
2. ŅPeut-tre ne suis-je
pas trs humain. Mon dsir consistait peindre la lumire du soleil sur le
toit dÕune maisonÓ, disait Hopper la fin de sa vie. Il est noter que cet
aveu dÕanti-humanisme nÕest pas quÕune proposition verbale, chez lui, mais
lÕexpression de ce qui a toujours motiv sa peinture : une interrogation sur
les limites de lÕhumanit, dans ses rapports avec les exigences de lÕesprit. La
qute de lÕinvisible ne peut en passer que par la rupture dÕavec lÕintrt
convenu de la reprsentation lÕgard de la figure humaine. LÕaccs au corps
vgtal semble en effet devoir rompre avec deux caractristiques fondatrices de
lÕhumanit : le dveloppement du pouvoir moteur de la corporit dÕune part, et
du langage articul de lÕautre. Le silence et lÕimmobilit sont ici les signes
les plus marquants de cet anti-humanisme.
3. Pour nÕen citer quÕun exemple loquent : ŅQuÕarrive-t-il
quand une de nos actions cesse dÕtre spontane pour devenir automatique ? La
conscience sÕen retire. Dans lÕapprentissage dÕun exercice par exemple, nous
commenons par tre conscients de chacun des mouvements que nous excutons,
parce quÕil vient de nous, parce quÕil rsulte dÕune dcision et implique un
choix ; puis, mesure que ces mouvements sÕenchanent davantage entre eux et
se dterminent plus mcaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous
dcider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparat.Ó
in LÕEnergie spirituelle, La conscience et la vie, Oeuvres, d. du Centenaire,
pp. 822-823.
4. Freud, Essais de
psychanalyse applique, d. Gallimard, p.165.
5. Husserl, Phantasia,
conscience dÕimage, souvenir, d. Jrme Millon, 2002, trad. R. Kassis, J-F. Pestureau, p. 80-81. Nous
soulignons.
6. R. Thom, Paraboles et
catastrophes, d. Flammarion, 1983, p. 118
7. Freud, Sur le rve, d. Gallimard, 1988, trad. C.
Heim, p. 76
8. idem, p. 77
9. idem, pp. 80-81
10.
F. Gil, Trait de
lÕvidence, d. Jrme Millon, 1993, p. 230. Voir le chapitre VIII surtout en ce qui
concerne lÕhallucination.
11.
idem, ¤142, pp. 220-221.
12.
idem, ¤142, pp. 222-223.
13.
Aristote, Mtaphysique, 1006 a 11-14, d. Vrin,
trad. Tricot, p.124. (nous soulignons)
14.
Idem, 1006 b 10.
15.
H. Bergson, Evolution
Cratrice, P.U.F, 2001, pp. 62-63.
16. Il sÕagit en
lÕoccurrence de la mlanine, pigment brun fonc qui donne sa coloration la
peau, aux cheveux et lÕiris.