C’est Mozart qu’on assassine

 

 

(Un apologue de Stanley Kubrick )

 

 

Joie, belle étincelle des Dieux,

Fille de l’Elysée,

Nous entrons, ivres de feu,

O toi Céleste, dans ton sanctuaire.

 

Schiller, Hymne à la Joie

 

 

 

Une horde de singes découvre un monolithe noir. La main qui s’avance en hésitant vers la pierre lisse s’empare, dans le plan suivant, d’un os et invente la première arme. L’humanité naît avec ces deux gestes : l’approche tremblante d’une énigme, et la jubilation de détruire, création ex nihilo d’un objet par son usage. Quand des cosmonautes découvriront un autre monolithe dans la Lune leur geste sera identique au premier, hésitant et silencieux. Il n’y a rien à déchiffrer sur cette stèle, ni tables de la Loi ni message codé d’extra-terrestres. Elle introduit seulement une béance et l’acte a rapport avec cette béance. Dave, le seul survivant d’un voyage « au-delà de l’infini », meurt face à la pierre noire, et le dernier plan montre un fœtus géant qui nous regarde depuis l’espace : pas d’autre extra-terrestre que celui-là.

Dans le film suivant, Orange Mécanique, l’os est devenu une batte de base-ball mais une parodie grinçante a remplacé l’exultation. Aucune jubilation, mais une sorte de ludisme inquiétant. Le chef de la bande, Alex, appelle cela « ultraviolence », et l’exerce contre tous ceux qu’il rencontre, clochard, voyou ou intellectuel.

On a accusé Kubrick de complaisance envers cette ultraviolence à cause de ce ludisme. Je dirais plutôt qu’il la décale des codes en usage au moyen d’associations incongrues. Alex et sa bande se battent dans un vieux théâtre au son d’une valse de Rossini, et violent en chantant singing in the rain, pendant que les cascades liées aux coups sont délibérément grossies par la mise en scène. On aurait attendu du sang et du rock, un réalisme dramatique, etc. De même, ces jeunes parlent une langue plus étrange qu’ordurière, le nadsat, mélange d’anglais et de russe (langue de l’ennemi pendant la guerre froide). De drôles d’euphémismes, un chellovek dans les kishkas pour un coup de pied au bas-ventre ; old in-out in-out pour un coït. Alex enfin n’est pas un rebelle ; la cité ouvrière dans laquelle il vit ne donne lieu à aucune explication sociale ; aucune tarte à la crème non plus sur « l’enfance malheureuse », la nullité des parents et éducateurs est caricaturée de façon aussi grotesque que les scènes de violence. Rien de sérieux donc à opposer à l’ultraviolence.

Kubrick propose alors deux solutions : ou bien rentrer dans la police et continuer à cogner du bon côté ; ou bien, si l’on se fait pincer avant, suivre une thérapie comportementale ! Le ministre de l’intérieur, favorable à de nouvelles méthodes plus efficaces contre la délinquance, voit en Alex le cobaye idéal pour une expérimentation. Le voilà soumis, en échange de sa libération, à des séances progressives de rééducation par l’ultraviolence, dont il est désormais le spectateur obligé. Il est certain d’en sortir indemne, puisqu’on croit le vacciner avec des images d’exactions, graduées du crime crapuleux jusqu’à la Shoah. Pourtant le traitement va effectivement transformer Alex grâce à une variable parasite : les expérimentateurs ont associé aux images atroces projetées à l’écran la Neuvième Symphonie de Beethoven (le traitement s’appelle « Ludovico »). Ils procèdent donc comme Kubrick depuis le début du film, et Alex se retrouve dans la même position que le spectateur d’Orange Mécanique, à cela près que des écarteurs de paupière maintiennent ses yeux écarquillés. Or il se trouve qu’il voue un culte à cette œuvre. Quand il réalise que Beethoven accompagne le nazisme, le voilà pris de nausée, hurlant « c’est un péché ! » et suppliant qu’on le laisse partir. Cette guérison pavlovienne lui rend insupportable désormais la moindre note d’une partition adorée, et l’ultraviolence lui est inaccessible à cause de l’interférence de cette musique. Provoqué à la baise par une femme nue, ou à l’agression par un homme qui l’insulte, il s’écroule impuissant.

Mais alors, Kubrick parodie cyniquement le pari humaniste d’une médiation de la musique pour éviter le passage à l’acte (en « adoucissant les moeurs ») ! Même échec pour la littérature censée civiliser le monde en l’empêchant de « produire » de l’ultraviolence. Le film s’inspire d’un roman d’Anthony Burgess dans lequel un écrivain dénonce la mécanisation de l’individu pressé comme une orange . « Contre cela, j’élève mon stylo-épée », déclame-t-il... avant qu’Alex ne le tabasse, déchire son manuscrit et renverse sa bibliothèque. Cet humanisme-là est une illusion . Le traitement Ludovico le récupère et en fait un mutant : oui, la musique peut empêcher l’ultraviolence, mais pour que ça marche vraiment, le réflexe conditionné doit remplacer l’impuissante médiation. La destruction ne s’unit plus à la joie, toutes deux restent clivées dans une association monstrueuse qui paralyse le sujet, et cela seul est efficace.

Le spectateur ne peut plus, du même coup, jouir de la musique : la 9e qu’il entend, quand elle accompagne une partouze en accéléré (au début du film) ou un congrès nazi (pendant la rééducation d’Alex), est elle aussi mutante, transformée en un ignoble « remix » au synthétiseur. C’est encore du Beethoven, mais il n’est plus interprété.

A sa sortie de prison, Alex déclaré guéri subit l’ultraviolence que ses anciennes victimes retournent contre lui. La méthode Ludovico se poursuit avec le bénéfice de la vengeance. Quand l’écrivain qui l’héberge reconnaît en lui son bourreau (il l’entend siffler singing in the rain dans son bain), il l’enferme et, lui-même devenu le sosie d’un Beethoven fou, il lui impose l’audition en boucle de la 9e jusqu’à ce qu’Alex se jette par la fenêtre. Sur son lit d’hôpital, celui-ci fait « chanter » le ministre de l’intérieur fragilisé par le scandale médiatique, qui lui offre en dédommagement une magnifique paire d’enceintes. On entend une dernière fois l’hymne à la Joie, mais sans synthétiseur, et le film s’achève sur la vraie guérison d’Alex (ce sont ses derniers mots, « oh oui, j’étais guéri pour de bon ! ») : l’image mentale, au ralenti, d’un couple en pleine jouissance, sous les applaudissements de la foule. La musique de Beethoven accompagne l’orgasme comme Ainsi parla Zarathoustra accompagnait l’exultation du singe lançant son os dans l’espace. Les paupières ne sont plus écartées de force sur l’horreur mais peuvent battre dans un clin d’œil érotique (trente ans plus tard, le dernier film de Kubrick, sur le désir, s’appellera Eyes Wide Shut).

Reste cependant une énigme : qu’est-ce qui a vraiment guéri Alex ? Que s’est-il passé entre sa défenestration et son réveil, pour qu’enfin triomphe ce Beethoven qu’il portait en lui ? On n’en sait rien. Aucune autre méthode n’a remplacé « Ludo-vico ». Ce film est un apologue dont il n’y a pas de clé. Et son éveil ne fait pas d’Alex, socialement, un « honnête homme » – on le devine tout aussi hypocrite et canaille que ce ministre. On ne change pas de personnalité ! Simplement, Eros a désormais repris ses droits.

 

 

 

 

Gaël Gratet

 

  

 

 

Stanley Kubrick, 2001 : a Space Odyssey, 1968 ; A Clockwork Orange, 1971. On se reportera à l’excellent livre de Michel Chion, Stanley Kubrick – l’humain, ni plus ni moins (Cahiers du Cinéma, 2005).

Anthony Burgess indiquait aussi le lien avec le mot malaisien Orang, qui signifie « humain » (cf. l’orang-outan, « homme des bois », singe des origines).

Beethoven, qui avait prévu de dédier sa Troisième symphonie à Bonaparte, déchira la couverture de la partition quand il apprit qu’il venait de se proclamer empereur. Il la rebaptisa alors Symphonie Héroïque. Depuis sa réouverture en 1951, le festival de Bayreuth s’ouvre tous les ans par la 9e symphonie, pour marquer la rupture entre la famille Wagner et Hitler ; entre la musique allemande et le nazisme ; entre l’humanisme européen et la barbarie née en son sein.