DE LA GUERRE (étude)

 

 

 

La guerre est comme une loi à l’intérieur de la loi, et qui semble inséparable de l’ensemble des déterminations qui forment une civilisation et une culture.

La guerre est le nom donné à un espace agonistique où des parties rivales se livrent une lutte. Mais « espace » se dit aussi de ce qui sépare ou isole les protagonistes et les antagonistes dans la guerre.

Dans l’article Espace du Dictionnaire de Trévoux (édition de 1743, tome II), on peut lire « ESPACE, se dit à la Guerre, des intervalles réglés qui doivent être entre les rangs & les files des soldats rangés en bataille. Intervallum, interstitium. Les Sergens sont établis pour faire garder les espaces. Ils marchent à côté pour observer les espaces. On le dit aussi dans l’écriture. Il faut qu’il y ait un espace égal entre les lignes. » L’auteur le qualifie plus loin de « féminin ».

On repense aux anciens Grecs qui employaient le terme metaxu pour désigner tantôt le milieu, tantôt l’intervalle. Il s’en faut peu que l’on pense l’intervalle comme possibilité d’action.

À quelle puissance de l’homme appelle la guerre ? Serait-ce de nouveau interpréter l’ « intervalle » comme espace naturel entre les êtres ? Espace intervallaire entre celui qui guerroie et celui qui féconde la terre ?

La puissance de l’homme engagé dans la guerre est celle du coeur, du courage, de la ruse, de la démission, de la cruauté, du désordre. Mais n’a-t-on pas dit que la force et  le courage d’Achille devaient se transmuer en la ruse d’Ulysse ?

Que la guerre doive se définir par ses guerriers, cela est évident, partisans auto-proclamés responsables, guerriers fonctionnaires ou guerriers de profit. On voit déjà qu’à travers l’enjeu collectif de la guerre se dessine le profil d’une structure de l’altérité engageant la psychologie des individus soumis à cette situation donnée.

Structure de l’altérité dont l’image est le désordre dans le corps et dans l’âme en tant qu’elle perçoit et conçoit.

Pensez de nouveau à l’épisode de La République où Platon définit les trois âges de fer, d’argent et d’or, autant qu’à la trifonctionnalité des races chez Dumézil. Une société entière se fixe un ordre qui réprimera l’hybris en le convertissant, en fixant l’ordre du travail et de l’économie des affects. Et le corps entier, dans la guidance de l’âme, devra réprimer en lui l’excès de ses humeurs. Platon nous dit en ce sens que le mensonge est pieux, et pour ainsi dire vertueux : il est pédagogique. Le mensonge peut-il être « pédagogique » ? Platon répond oui.

On traduit usuellement en français les gardiens de la cité par les « auxiliaires » (epikouroi). Ils sont semblables à des jeunes « kouroï » debout, marchant un pied devant l’autre. Mais Platon dit encore fulake pour « gardiens ». Platon, en République III, 4142-416a, nous a prescrit le « mensonge ». Il faut enseigner aux enfants que les hommes de fer ou d’airain sont seulement éventuellement les producteurs du travail réglé.

Dès Platon et Aristote, la notion même de guerre est inséparable de la notion de travail. Ne serait-ce que par continuité des traditions mythographiques d’un Hésiode, d’un Hellanicos… Mythe et Raison distribuent également les fonctions selon les natures et l’ordre de la culture.

Toute structure réglant les pratiques qu’on appellera travail, ou guerre, ou même loisir, est conditionnée par des formes d’abstraction du donné naturel. Le travail comme la guerre est une ergologie qui consacre l’avènement de la teknè non seulement comme émancipation du donné naturel mais aussi comme servitude instrumentale de l’humain. Aristote (dans Politique I) avait défini l’esclave comme « propriété instrumentale animée ». Il entendait désigner par là un homme-machine réduit à n’être que travail. Plus loin, il différenciait la servitude naturelle de la servitude conventionnelle. Il y avait donc un esclavage comme disposition fonctionnelle, soumis aux nécessités économiques, et tout à la fois une prédisposition naturelle qui semblait enchâsser les hommes par nature à l’esclavage. Or que signifie une telle répartition des hommes dans la cité ? Souvenons-nous des partitions mythiques qui ont soutenu les hiérarchies de valeurs, établies, certes différemment, par Aristote et Platon.

S’émanciper du donné naturel, ce n’est pas simplement faire fructifier la terre, mais c’est aussi pouvoir la façonner. Le forgeron et le poète sont appelés à créer (to poiein) un travail irréductible à de simples effets mécaniques. Dans les hiérarchies traditionnelles des races, le héros ou encore le guerrier, est l’homme d’airain ou de bronze ; sa sphère est celle de l’action ; ses armes sont celles dont on use dans la guerre et dans la poésie. Ils sont dans tout schéma régulateur antique les intermédiaires entre les hommes asservis au donné naturel et ceux qui président à l’ordre de la cité. Le guerrier dont la fin est l’action héroïque répond à une double nécessité : naturelle et fonctionnelle.

 

“ Ce qui à coup sûr est le mieux, ce n’est ni la guerre ni la sédition, et c’est une chose détestable de les désirer ; mais ce qui est le mieux, c’est à la fois la paix entre les hommes et une bienveillance mutuelle de sentiments, et il va de soi aussi, semble-t-il bien, que la victoire remportée par un Etat sur lui-même, ne doit pas être mise au nombre des choses qui valent le mieux, mais de celles qui sont une nécessité ! Ce serait tout comme si d’un corps malade, parce qu’il a obtenu d’être purgé médicalement, on jugeait la condition qui est alors la sienne comme la plus heureuse pour lui, tandis que la condition d’un corps qui n’en aurait même absolument nul besoin, ne retiendrait même pas l’attention. Il en est pareillement aussi, d’autre part, pour qui penserait de la sorte par rapport au bonheur d’un Etat, ou même d’un bonheur particulier ; ce ne serait jamais, un homme d’Etat au sens droit du terme, si guerroyer au dehors était le seul et principal objet auquel il viserait ; ce ne serait pas au sens exact un législateur, si ce n’était pas en vue de la paix qu’il légifèrerait sur les choses de la guerre, plutôt que de le faire sur les choses de la paix en vue de celles de la guerre.”

 

Les Lois, I, 628d, éd. La Pléïade.

 

 

 

 

Le politique envahit bénéfiquement nos sources de violence et de conflit en les rendant rationnelles : soit, en introduisant des distances entre le héros et son courage, entre le guerrier et la guerre même. Tout est affaire de limitation. Le droit naturel et la géométrie ont fixé les marques, les bornes de l’exercice des actes pratiques qui nous prolongent. Mais n’avons-nous pas dit que la guerre était une loi à l’intérieur de la loi ?

Il importe maintenant d’en penser la nécessité.

On doit se rendre à une nouvelle évidence : la guerre doit finir et la guerre ne doit pas finir. En un sens, elle est un moment nécessaire, négatif, en suspension d’un nouvel ordre. Ceci ressortit aux idéologies révolutionnaires. En un autre sens, elle est prolifération infinie, éternisée, de la négociation et de la lutte, par quoi se renforcent sans cesse les positions qui « ont du pouvoir ». La stratégie militaire est en ce sens l’exact règlement de cette durée. La stratégie politique, par contre, tend toujours à délimiter la guerre comme moment à l’intérieur d’un processus de controverses plus vaste.

Car en effet le politique a bien proclamé sa mission : guérir la maladie, dans le corps des peuples, maladie qu’on appelle la guerre. Insistons : il doit même, plutôt que guérir, prévenir l’insurrection et la promesse malencontreuse de la lutte de tous contre tous. La guerre nous apparaît comme un corrélat de la souveraineté, qu’elle soit excès de l’esprit pour le corps ou excès de la puissance dans l’Etat. Puisque tout excès dans cet ordre se traduit par des tendances centrifuges. Que l’esprit se prenne à vouloir dominer les choses autant proches que distantes. Que le souverain étende sa main sur des terres ou des continents, même éloignés. Avons-nous déjà rencontré une civilisation, munie de son devoir d’expression qu’est la culture, refuser de tels déploiements ?

 

 

 

“Mais nous autres, si vaillants que soient ces hommes là, nous disons que valent mieux encore, et de beaucoup, ceux qui dans la plus importante des guerres, montrent clairement la vaillance la plus grande. Or nous aussi, nous avons pour en témoigner, un poète : c’est Théognis, concitoyen des Mégariens de Sicile, qui dit : “celui qui, dans une cruelle dissension, est un homme loyal, celui-là mérite d’être estimé à l’égard de l’or aussi bien que de l’argent.”

Celui-là justement, dans la guerre la plus difficile à supporter, vaut mieux, nous l’affirmons, que le précédent, dans la mesure même où la justice, la sage modération et l’intelligence, quand, avec le concours du courage, elles tendent au même but, valent mieux que le courage tout seul et comme tel. C’est que, en effet, aux milieux des séditions, jamais il n’y aurait place pour la loyauté ni l’intégrité sans l’ensemble des vertus. Au contraire, si il s’agit d’accepter de mourir en franchissant les rangs de l’ennemi et en se battant comme il faut dans cette espèce de guerre dont parle Tyrtée, pour cela il y a tout une foule de mercenaires dont la plupart sont arrogants, injustes, violents, et, de tous les hommes, presque les plus déraisonnables, à l’exception sans doute de quelques-uns d’entre eux, en tout à fait petit nombre.”

 

Les lois, I, 630 a.

 

 

 

 

“Faire la guerre”…

 

 Guerre est un nom qui doit être employé à la fois dans la caractéristique de l’individu nourri de ses passions, et de la communauté des hommes qui se livrent effectivement à la guerre meurtrière. Que suis-je pour moi, si je ne suis pas pour autrui ? Et si, bien qu’en moi-même, je ne sois rien, qu’ai-je à faire de l’autre, celui qui me voit, me juge ? Dans la guerre, je suis et ne suis pas, comme tous ceux qui tuent avec moi, et plus, comme tous ceux qui devant moi cherchent à me tuer ou y parviennent.

 

Peut-être faut-il ajouter encore que la guerre est une grande entreprise de déréalisation ? Quelle que soit la véracité et l’objectivité des actes commis, il n’est pas rare de recueillir les false memories d’anciens combattants. Comme si la guerre comme rêve avait fait tache d’huile, et que depuis ce moment apparemment si intense et effectif, toute la vie du guerrier avait été envahie de rêves, soit de doutes et d’inexactitude. L’approximation de ce que nous sommes se révèle peut-être dans la guerre.

 

 

 

 

 

par J. Gobillard, O. Capparos, F-C. Baitinger et E. Beauron

 

Bellegarde, le 12 février 2007

 

 

 

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