Métamorphoses d’une formule :

« La guerre, c’est la politique continuée par d’autres moyens »

 

 

 

 

 

 

 

Dans  Il faut défendre la société , Foucault fait la généalogie du discours ou du savoir qui, mettant la violence sous le droit, cherche à exhiber les fondements agonistiques de tout pouvoir, ou encore montre que la politique n’est toujours au fond que la suite d’une conquête. Ce discours, nous dit Foucault, correspondrait à un retournement de la formule de Clausewitz, il reviendrait à dire que « la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens ».

Une telle remarque, glissée au passage, peut nous intéresser à plusieurs titres. D’abord, du point de vue de l’histoire des idées, elle nous évoque l’atmosphère intellectuelle dans laquelle Foucault a donné son cours au Collège de France. On peut rappeler en effet, que la même année, l’ancien élève de Raymond Aron, André Glüscksmann,  publiait Le discours de la guerre, dans lequel il procédait au retournement de la formule. Clausewitz, dans les années 1970, était en effet souvent cité autant par des penseurs rattachés à des mouvances d’extrême gauche, que par des intellectuels appartenant à la famille libérale. Le stratège allemand était au centre de débats souvent passionnés, et l’interprétation de son œuvre, aussi étrange que ceci puisse nous paraître aujourd’hui, a pu représenter un véritable enjeu. Penser la guerre, Clausewitz, de Raymond Aron, se présentait, par exemple, comme un effort pour revenir au « véritable » Clausewitz, c'est-à-dire pour le débarrasser de toutes les strates interprétatives qui l’avaient recouvert, et pour le comprendre, en lui-même et pour lui-même, par la méthode de la scriptura sola. Il s’agissait pour Aron de montrer que le sens de la formule n’était par ouvert à l’infinité des interprétations, et, bien plus, qu’elle n’autorisait pas son inversion. Penser que la guerre est un moyen de la politique, ne signifie en rien que la politique ait un fondement guerrier.

Mais au-delà du simple paysage intellectuel des années 1970, ce retournement foucaldien de la formule de Clausewitz nous invite à réfléchir sur le statut de la formule en philosophie, ou plutôt sur la façon dont une formule circule d’un discours à l’autre. Dans Il faut défendre la société, Foucault montrait que ce jeu d’appropriations, de retournements, correspondait à un usage agonistique du savoir, et que tout discours était nécessairement destiné à être repris, transformé.

Cependant, en rester là ne serait-ce pas se tenir à distance de la pensée, pour ne décrire que les transformations qu’elle subit au travers de ses différents usages ? On pourrait penser que si l’interprétation de la formule clausewitzienne a pu susciter autant de débats, c’est qu’elle est bien au cœur de la compréhension du phénomène de la guerre, et que cette compréhension constitue avant tout un enjeu de pensée réel. Autrement dit, au-delà de la formule, il nous faut remonter à la fois vers le texte de Clausewitz même, et vers les textes de ses interprètes, pour voir non pas de quelle manière ses termes ont été détournés de leur signification première pour servir des enjeux de pouvoir, mais plutôt pour découvrir comment ils ont pu nourrir une pensée, lui faire prendre des tournants nouveaux, lui donner des assises conceptuelles. Ainsi, à trop vouloir rendre des discours étrangers les uns aux autres, à trop vouloir les considérer comme de simples instruments de luttes, on en oublie leur dimension pensante. Au contraire, en s’efforçant de redonner corps à une formule, en voyant comment elle s’insère dans le cours vivant d’une pensée, on peut observer que sans pouvoir se superposer l’une à l’autre, du fait de leurs différences irréductibles, les pensées commencent à se rapprocher et à s’articuler sur des points inattendus ; elles se mettent à dialoguer et nous offrent de ce fait l’occasion de penser nous-mêmes un objet : la guerre.

Cherchant  les points où les textes se rencontrent et se nourrissent, plutôt que ceux où ils s’excluent mutuellement, nous nous efforcerons de mettre en rapport trois textes dans lesquels la formule apparaît : un passage de Clausewitz d’abord, extrait de De la guerre ; un texte de Lénine ensuite, et enfin un texte de Raymond Aron. Mais notre méthode ne consistera pas à partir du sens véritable du texte de Clausewitz, pour mesurer ensuite  les écarts avec les textes de ses interprètes, ou les contresens qu’ils auraient commis. Il s’agira plutôt de se demander quel sens possible contenu dans la formule ces interprètes ont choisi, et pourquoi.  Avant que les penseurs dits d’extrême gauche ne s’en saisissent pour la retourner, c’est Lénine qui a mis la formule  au cœur de sa méthode de compréhension des conflits mondiaux. Quelles transformations Lénine fait-il subir à cette formule ? Mais surtout, comment ce théoricien qui semble d’une famille politique si éloignée de celle d’Aron peut-il devenir en même temps l’interlocuteur privilégié de ce dernier dans la lecture qu’il fait de Clausewitz ? Que nous apprennent-ils de la pensée de Clausewitz lui-même, aussi bien dans la justesse que dans l’erreur de leurs interprétations ?

 

De Lénine à Aron

 

Aron consacre à Lénine une dizaine de pages dans le deuxième tome de Penser la guerre, Clausewitz. Raymond Aron l’a lu avec une grande précision. Sa lecture de Lénine ne relève donc pas de la polémique, elle témoigne plutôt d’une volonté de prendre au sérieux le théoricien. Il lui reconnaît d’ailleurs le mérite d’avoir compris, jusqu’à un certain point, le sens de la formule.

 

« Prenons pour point de départ l’idée que la politique constitue un ensemble auquel la guerre appartient. Celle-ci continue celle-là, si l’on veut, mais Lénine préfère dire – ce qui demeure conforme à l’orthodoxie clausewitzienne – que la politique continue pendant la guerre sans modification de son essence. Que résulte-t-il de cette interprétation ? Que la politique menée par les États, par les partis ou par les tendances à l’intérieur des partis avant la guerre s’exprime dans leur attitude ou leur conduite pendant la guerre. »

 

ARON, Penser la guerre, Clausewitz, II, L’âge planétaire,

Paris, Gallimard, 1976, pp.68-9

 

 

La critique de Lénine par Aron ne porte pas sur le concept de lutte des classes. On pourrait s’attendre en effet à ce qu’Aron refuse le concept de « politique » qui sous-tend l’interprétation de Clausewitz par Lénine, à savoir l’idée selon laquelle la politique, ou la vie politique telle qu’elle se manifeste dans la vie étatique, ne serait au fond que l’affrontement des classes. Si ce n’est pas ce point qui est discuté, c’est parce que la « politique » de la formule qu’il reprend ne se résume pas, dans l’esprit de Lénine, à la simple lutte des classes : la « politique » est aussi l’action diplomatique des États telle qu’elle s’effectue réellement. Certes, la « politique » d’un État sert toujours une classe dominante, mais ce n’est pas ce qui est en jeu avec la formule. Si Lénine reprend la formule de Clausewitz, ce n’est pas parce qu’elle invite à retrouver sous la superstructure étatique  les conflits dont cette structure ne serait que l’expression, mais c’est parce qu’elle nous engage à renouer le lien que nous avons trop tendance à rompre entre la vie politique et la guerre : la guerre ne produit aucune différence,  ou encore, ce que nous savons de la politique, de la vie politique avant la guerre, ne se modifie pas dans la guerre. Autrement dit, la méthode interprétative de Lénine se présente comme l’inverse de la démarche généalogique, telle qu’elle est décrite par Foucault dans Nietzsche, la généalogie, l’histoire : il ne s’agit pas de faire émerger les commencements hasardeux et conflictuels  de notre présent pacifié, mais de s’en tenir au contraire à la simple surface, à ce que nous voyons. Le déchaînement de la violence ne fait pas événement, il ne rompt pas la continuité du présent – la vie politique se continue dans la guerre, et la guerre ne nous donne en rien l’essence de la politique.

Jusque là, et en dépit du léger glissement de sens que Lénine fait subir à la formule, Aron n’a rien à redire à ces analyses. La guerre, comprise comme l’affrontement des États, ne modifie pas l’essence de la politique parce que, selon Aron, la guerre est subordonnée à la politique, elle est une partie de la totalité que constitue la politique. Que la politique, par ailleurs, soit l’expression de luttes de classes, qui diffèrent des guerres interétatiques, est une autre question. La limite de l’interprétation de Lénine se situe selon Aron dans la typologie des guerres qu’il propose, à partir de la formule. En effet, Lénine, dans les textes qu’Aron analyse, écrits pour la plupart pendant la première guerre mondiale, cherche à distinguer les guerres. Il s’agit de ne pas penser la guerre mondiale comme un tout indifférencié, qu’il faudrait accepter ou refuser en bloc, mais de trouver des critères qui nous permettent de reconnaître quelles sont les guerres que l’on peut soutenir, et celles dont on doit se retirer. Le tort de Lénine, pour Aron, serait d’avoir choisi des critères distinctifs de nature hétérogène. Lénine distinguerait en effet les guerres impérialistes, qui seraient injustes parce qu’elles seraient des guerres de rapine, faîtes uniquement pour défendre les intérêts capitalistes, et on ne pourrait en aucun cas les soutenir sans devenir un traître au socialisme, quand bien même ces guerres susciteraient un enthousiasme patriotique, ou du moins des mouvements de défense de la patrie ; et les guerres de libération nationale, qui sont juste parce qu’elles reposeraient sur la volonté du peuple insurgé contre l’oppression nationale.

 

« La synthèse léniniste souffre d’une faiblesse (ou d’une contradiction) intrinsèque. Pour définir la nature de la guerre, Lénine écarte avec indifférence les passions nationales et s’en tient à l’analyse marxiste de la société des États. En revanche, pour définir l’annexion, il se réfère à la volonté du peuple. Il condamne l’enthousiasme patriotique de 1914, il approuve à l’avance la volonté de séparation de la Finlande, de la Pologne, ou même de l’Ukraine. »

Op. Cit., p.75

S’il est vrai que la typologie des guerres que dresse Lénine n’est pas satisfaisante, est-ce en raison de l’hétérogénéité des critères qu'il emploie ? Mais avant tout : la formule de Clausewitz est-elle une invitation à dresser une telle typologie des guerres ?

 

De Clausewitz à Lénine

 

La formule « La guerre, c’est la politique continuée par d’autres moyens » est citée à de nombreuses reprises par Lénine dans des textes de nature très diverses : articles de journaux, discours, brochures, pamphlets, etc. Rappelons ici que Lénine, à la suite d’Engels, a lu Clausewitz aux alentours de 1915. Carl Schmitt, dans La théorie du partisan, écrit :

 

« Lénine était un grand familier et admirateur de Clausewitz. Il s’est adonné à une étude intensive de son livre De la guerre durant la première guerre mondiale, en 1915, et il en a transcrit des extraits en langue allemande, avec des notes marginales en russe, des mots soulignés et des points d’interrogation dans son cahier de notes, la Tedradka. Il a créé de la sorte un des documents les plus grandioses de l’histoire universelle et de l’histoire des idées. »

 

C. SCHMITT, Théorie du partisan

Paris, Flammarion, 1992, p.257

 

 

Mais pour répondre aux questions que nous avons posées, revenons d’abord à l'un des textes dans lequel Lénine développe le plus sa référence à Clausewitz. La faillite de la seconde internationale est un texte d’une cinquantaine de pages, datant de 1915 et adressé avant tout aux militants socialistes. Son objectif est de montrer que la rupture avec ceux que Lénine appelle les « opportunistes » et dont le représentant est Kautsky est inévitable, et qu’il s’agit de se séparer ou de se distinguer nettement d’eux. L’objet principal de désaccord avec Kautsky concerne la question de savoir s’il faut accepter de participer à la défense de la patrie. Kautsky, qui avant la guerre critiquait l’impérialisme, ce serait rallié aux thèses bourgeoises pendant le conflit. La référence à Clausewitz intervient donc dans le cadre d’un débat interne au parti. Il s’agit de savoir comment juger de la nature d’une guerre, comment décider de son engagement dans un conflit.

 

« Appliquée aux guerres, la thèse fondamentale de la dialectique (…), c’est que « la guerre est un simple prolongement de la politique par d’autres moyens » (plus précisément par la violence). Telle est la formule de Clausewitz, l’un des plus grands historiens militaires, dont les idées furent fécondées par Hegel. Et tel a toujours été le point de vue de Marx et d’Engels, qui considéraient toute guerre comme le prolongement de la politique des puissances – et des diverses classes à l’intérieur de ces dernières – qui s’y trouvaient intéressées à un moment donné. (…) si on examine de près les prémisses théoriques des raisonnements de Kautsky, on retrouve cette même conception qui a été raillée par Clausewitz il y a près de quatre vingt ans : avec le déclenchement de la guerre cessent les rapports politiques formés historiquement entre les peuples et les classes, il se crée une situation absolument différente ! »

 

LENINE, Œuvres, Tome 21, Paris, Editions sociales – Moscou,

Editions en langues étrangères, 1960, p. 223

 

 

Lénine fait alors explicitement référence au texte de Clausewitz. Le passage auquel il fait allusion se situe dans le livre VIII de Vom Kriege, qui est avec le livre I le seul livre achevé de l’ouvrage. Selon Aron, on trouve dans ces livres la « synthèse finale » de la pensée de Clausewitz. Rappelons le passage auquel Lénine se réfère ici :

« Nous affirmons au contraire : la guerre n’est rien d’autre que la continuation des relations politiques, avec l’appoint d’autres moyens. Nous disons que de nouveaux moyens s’y ajoutent, pour affirmer du même coup que la guerre elle-même ne fait pas cesser ces relations politiques, qu’elle ne les transforme pas en quelque chose de tout à fait différent, mais que celles-ci continuent à exister dans leur essence, quels que soient les moyens dont elles se servent, et que les fils principaux qui courent à travers les événements de guerre et auxquelles elles se rattachent ne sont que les linéaments d’une politique qui se poursuit à travers la guerre jusqu’à la paix. »

 

CLAUSEWITZ, De la guerre,

Paris, Les Éditions de Minuit, 1955, p. 703

 

 

Ce que veut montrer Clausewitz, c’est qu’il n’y a pas d’indépendance de la guerre. Elle ne met pas fin aux rapports politiques, mais ceux-ci s’expriment d’une manière différente à travers elle. Comme les notes diplomatiques, la guerre est un moyen de signifier quelque chose à l’État concurrent ou ennemi. Clausewitz refuse l’opposition traditionnelle entre le règne de la parole, ou du langage, et celui de la violence : avec la guerre les ennemis continuent à s’adresser l’un à l’autre, aussi différent du style des notes diplomatiques la guerre soit-elle. Ainsi, il ajoute quelques lignes plus bas : « La guerre n’est-elle pas une autre manière d’écrire et de parler pour exprimer leur pensée ? Il est vrai qu’elle a sa propre grammaire, mais non sa propre logique. » (p. 703)

Mais pourquoi au terme de l’ouvrage Clausewitz cherche-t-il à rappeler la dépendance de la guerre à la politique ? Le passage auquel Lénine fait allusion mêle en fait deux questions. D’un côté, il s’agit pour Clausewitz de conférer une réelle unité à la guerre. La guerre semble en effet être contradictoire en ce qu’elle tend à la fois à l’ascension aux extrêmes et à la simple observation armée. Il faut donc comprendre comment la guerre peut prendre ces deux formes radicalement opposées, mais également tous les degrés intermédiaires entre ces deux extrêmes. Autrement dit, il s’agit de trouver le principe de différenciation ou de variation de la guerre. Mais d’un autre côté, il s’agit de répondre à la question suivante : qui, de l’homme politique ou du militaire, doit orienter le plan de guerre, étant entendu que la multiplicité des points de vue nuit à la cohérence de la guerre ? Ce passage comporte deux problèmes : le premier est théorique, il relève de la connaissance du genre ; le second est pratique. Or à ces deux questions, il n’y a qu’une seule réponse : la politique.

Ce qui donne son unité à la guerre, c’est la politique : la politique est pour la guerre à la fois principe de différenciation et d’unification. C’est parce qu’elle appartient à ce tout qu’est la politique que la guerre varie d’un extrême à l’autre ; ce sont les modifications de la politique elle-même qui expliquent la multiplicité des formes de guerres. Clausewitz écrit en effet : « Si la guerre appartient à la politique, elle prendra naturellement son caractère. Si la politique est grandiose et puissante la guerre le sera aussi, et pourra même atteindre les sommets où elle prend sa forme absolue » (p. 704). Ainsi, à l’heure des guerres révolutionnaires, on peut voir que ce qui apparaissait comme une simple construction théorique, à savoir l’ascension aux extrêmes, devient une modification possible de la politique.

Mais si la politique commande à la guerre, c’est également parce que cet unique point de vue est le seul qui puisse appréhender la guerre dans sa totalité. On peut dire que la politique donne à la guerre son unité d’une part parce qu’elle est son principe de variation, mais aussi parce qu’elle est la seule qui puisse lui donner une fin en la comprenant en son entier : « le point de vue le plus élevé de la conduite de la guerre, d’où dérivent ses caractères dominants, ne peut être que celui de la politique. » (p. 706). C’est parce qu’elle est ce qui donne à la guerre son « caractère », que la politique doit également être ce qui lui donne ses fins. Tout autre point de vue, nécessairement moins élevé, négligerait des circonstances et des dimensions qui appartiennent essentiellement à la guerre, et manquerait donc de données décisives dans le déroulement d’un confit : les formes morales de la nation, les fins politiques de l’État adverse…

C’est doublement que la guerre est dépendante de la politique ; ou plutôt c’est parce que son « caractère » résulte de la politique, qu’elle doit se soumettre à elle. Les buts de guerre sont soumis à ceux de la politique. La politique est à la fois la cause motrice de la guerre – elle est ce qui la déclenche sa cause matérielle – elle lui fournit ses hommes sa cause formelle – elle lui donne son essence et sa cause finale. Entre les mains de la politique, la guerre devient un simple instrument :

« La politique fait donc de cet élément tout-puissant qu’est la guerre un simple instrument ; du terrible glaive de la guerre, qu’il faut soulever à deux mains et de toutes ses forces pour frapper un seul coup, elle fait une épée légère et maniable, parfois un simple fleuret, en usant alternativement des coups, des feintes et des parades. »

Op. Cit., p. 704

 

Que va donc chercher Lénine dans ce texte de Clausewitz ? Il faut remarquer que c’est seulement la dépendance de la guerre dans sa première forme qui intéresse Lénine : à savoir la façon dont le « caractère » des guerres dépend de la politique qui la précède. Il s’agit en effet pour Lénine de montrer que chaque guerre ne constitue pas un moment à part dans l’histoire diplomatique, et que comprendre une guerre c’est comprendre la politique qui la précède. Dès lors, il va s’efforcer de bâtir une typologie des guerres. Or, si une classification des guerres est absente de l’œuvre de Clausewitz, le projet de classification ne paraît pas, en soi, contraire à son esprit. La question est de savoir si et comment la méthode de différenciation des guerres proposée par Lénine s’inscrit dans le prolongement de Vom Kriege.

 

 

Typologie des guerres

 

 La formule de Clausewitz sert, dans le texte de Lénine, à appuyer l’idée selon laquelle la guerre ne doit en rien modifier notre jugement et notre appréciation de la politique menée par un État. La guerre n’est pas une coupure, un arrêt de l’histoire. N’étant qu’un moyen, elle ne modifie en rien la politique qui l’a précédée et qui l’a commandée. On peut dire que le caractère, la nature d’une guerre ne lui appartiennent pas ; son être n’est pas autonome. Lénine ne pousse pas ici son analyse plus avant. On pourrait dire que si la guerre, au moment de son déclenchement, n’est pas un renversement complet d’une situation diplomatique donnée, son mouvement, son développement peuvent modifier du tout au tout le rapport entre deux États. Par exemple, du fait de la supériorité, du point de vue de la force de la défense sur l’attaque, qui est un des principes fondamentaux de la théorie de la guerre selon Clausewitz, il peut arriver un moment où l’assaillant qui était au départ le plus fort, devient plus faible que l’autre, et se met à son tour à l’attaquer. On peut se demander si le soutien que l’on apportait à une guerre défensive vaut toujours quand elle devient offensive. Il faut noter ici que la question de l’attaque et de la défense est complètement absente des considérations de Lénine. La nature d’une guerre n’est pas dépendante de son caractère offensif ou défensif ; autrement dit, pour juger d’une guerre peu importe qui a déclenché les hostilités, peu importe également quel État avait le plus de puissance au commencement du conflit. Il ne s’agit pas pour Lénine de soutenir les États agressés contre les États agresseurs ; ni de condamner les conflits des forts contre les faibles. Ce qu’il faut prendre en compte, ce sont les rapports qu’entretenaient les deux États avant le conflit ; si ces deux États étaient des puissances capitalistes, qui menaient une politique impérialiste, leur conflit sera une guerre impérialiste, quand bien même il y aurait entre eux une différence radicale du point de vue de leur force, de leur étendue, etc…  Dès lors, déterminer la nature d’une guerre, ce ne sera pas pour Lénine prendre en compte les armes qu’elle utilise, le nombre d’hommes, ou encore les fins que les stratèges ont fixés. L’essence de la guerre est comme décentrée par rapport à elle-même ; elle a bien un caractère, une nature, mais cette nature lui est donnée de l’extérieur, et son développement, sa durée, les tournures inattendues qu’elle peut prendre ne la modifient pas. Du début à la fin du conflit, c’est le même jugement que le praticien de la politique doit conserver.

Se dessine donc ici une exigence de constance dans le jugement, de fidélité à soi, qui nous fait rester indifférent à l’issue du conflit, quand bien même elle entraînerait des effets désastreux pour notre patrie. Ceci peut nous faire penser au principe que Clausewitz énonce dans un chapitre consacré au génie martial, principe que tout général doit garder sans cesse à l’esprit : « persister fermement dans son opinion première, et (…) n’y renoncer que sous la contrainte d’une conviction claire » (CLAUSEWITZ, De la guerre, Paris, Payot et Rivages, 2006, p .87).  La guerre peut donc modifier le rapport de forces entre deux puissances, mais elle ne produit aucune différence dans ce qui constitue l’essence même de leur rapport : rapport de rivalité entre des puissances impérialistes. Au fond, pour Lénine, on peut dire que la guerre impérialiste ne fait pas événement.

Mais on peut se demander comment on doit juger des rapports « politiques » entre deux États ? Autrement dit : que doit-on analyser pour comprendre la nature du rapport « politique » entre deux États avant leur conflit ? Sur ce point également, Lénine ne produit qu’un mince développement. D’une façon générale, on peut dire que Lénine invite chacun à faire retour à l’histoire. Il s’agit de produire un effort de mémoire pour se rappeler des rapports entre les deux États, et des rapports de ces États avec les autres, dans les années qui ont précédé le conflit. Quelques lignes avant le texte que nous avons cité, il écrit, parlant de Plekhanov :

 

« On ne voit pas chez lui la moindre tentative d’aborder l’histoire économique et diplomatique ne serait-ce que des trente dernières années ; or cette histoire montre de façon irréfutable que c’est précisément la mainmise sur les colonies, le pillage des terres d’autrui, l’évincement et la ruine d’un concurrent plus heureux qui ont été le pivot central des deux groupes de puissance actuellement en guerre. »

 

CLAUSEWITZ, De la guerre,

Paris, Payot et Rivages, 2006, p.221

 

 

C’est cette méthode que Lénine met en œuvre dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. En remontant dans les trente années qui précèdent le conflit de 1914, il montre comment la politique économique des États devait nécessairement finir par se traduire par un conflit. Cependant, peut-on ici à proprement parler employer le terme de « méthode » ? Notons que la période à examiner afin de pouvoir reconnaître la nature d’un conflit, n’est pas déterminée avec précision. La formule « ne serait-ce que des trente dernières années » laisse entendre que l’on pourrait remonter plus loin, si on le voulait, dans l’histoire économique et diplomatique. On peut se demander si la période de trente ans représente pour Lénine le minimum à étudier pour comprendre la nature d’une guerre, et dans ce cas, pourquoi trente ans plutôt que quinze. D’autre part, si l’analyse « économique », dans une perspective marxiste, nous semble assez bien définie ; en revanche, le contenu de l’étude des relations diplomatiques nous semble plus difficile à déterminer. On remarque que le sens de la guerre actuelle semble ici devoir être cherché dans des conflits qui l’ont précédé : la « mainmise sur les colonies », le « pillage des terres d’autrui », l’ « évincement et la ruine d’un concurrent plus heureux », s’ils ne peuvent être considérés comme des guerres en ce qu’ils ne sont pas un conflit ouvert et déclaré entre deux États, n’en sont pas moins des luttes, des affrontements physiques, des rapports de domination qui s’exercent par la conquête et dans la violence. A partir du moment où un État, dans son histoire récente, aurait eu de tels rapports avec un autre État, ou un pays plus faible, toute guerre déclarée avec cet autre État serait ipso facto de nature impérialiste.

Une telle façon de définir une guerre peut paraître insatisfaisante : encore faudrait-il faire voir le lien nécessaire entre les conquêtes et les pillages passés et la guerre présente. On peut rappeler le contexte d’urgence dans lequel ce texte a été écrit, et dire qu’en temps de guerre, il ne peut s’agir de bâtir une méthode qui nous permette d’établir une typologie rigoureuse des guerres ; ce dont on a besoin c’est de critères indubitables qui nous permettent de trancher. L’erreur serait donc de donner à ce texte une portée plus large qu’il n’a, et d’en tirer une méthode de distinction et de classification des guerres valable pour tous les temps. En même temps, le point singulier de ce texte réside dans le caractère d’évidence avec lequel Lénine présente ce que l’on a appelé sa méthode de reconnaissance des guerres. Pour celui qui ferait l’effort de revenir à l’histoire, ne serait-ce qu’en faisant un survol des trente années qui précèdent le conflit, la nature d’une guerre apparaîtrait avec évidence, ses contours se dessineraient dans l’élément de la clarté. Celui qui ne verrait pas cette essence, au fond, refuserait de la voir. Bien plus : il ne peut que la voir, mais ce sont ses intérêts qui le poussent à la masquer aux autres. C’est un bourgeois, ou un paysan, qui tire profit du conflit – et il est donc bénéfique pour lui de voiler aux autres la vérité de la guerre. Quant au prolétaire qui part au front en croyant défendre sa patrie, il est le seul à croire honnêtement à cette union sacrée qui est prônée par tous. Victime de son manque de connaissances, il se laisser berner par les bourgeois et les petits-bourgeois. Donnons-lui l’histoire économique et diplomatique, il reconnaîtra à coup sûr la nature impérialiste de la guerre.

Certes,  on pourrait avancer le fait que  décider implique toujours une part d’arbitraire, la faculté de trancher au milieu de la multiplicité indéfinie des renseignements qui parviennent de tous côtés. Il paraît nécessaire de définir la guerre, quand bien même nos critères n’auraient aucune scientificité, et ce du fait même de l’objet auquel nous avons affaire. Si on présente cependant ce résultat comme s’il relevait de l’évidence, de l’indubitable, on laisse croire que le sens des événements se révèle de lui-même, et on met de côté ce « brouillard » dans lequel l’homme, en temps de guerre, se situe nécessairement. Clausewitz,  dans De la guerre, écrit :

 

« La guerre est le domaine de l’incertitude. Les trois quarts des éléments sur lesquels se fonde l’action flottent dans le brouillard d’une incertitude plus ou moins épaisse. C’est donc dans ce domaine plus qu’en tout autre qu’une intelligence fine et pénétrante est requise, pour discerner la vérité à la seule mesure de son jugement. »

 

Op. Cit., p.72

 

À un autre endroit du texte, Clausewitz dit également que la connaissance à laquelle peut parvenir le général n’est qu’une « vérité crépusculaire ». Ainsi, il y a loin entre cette mise en garde adressée au général contre toute tentative de réduire la guerre à une approche géométrique, reposant sur la connaissance d’une théorie qui se présente comme claire et distincte, et la typologie « lumineuse » que nous propose Lénine. Dire que « la guerre est le domaine de l’incertitude », ce n’est pas renoncer à la connaître ou à la juger, mais en appeler à la prudence. La « résolution » ou le « coup d’œil » du génie, selon Clausewitz,  s’exercent sur le fond d’une réalité mouvante, multiple, qui ne pourra jamais être éclairée de part en part :

« Ce que l’on exige ici des facultés supérieures de l’esprit, c’est l’unité et le jugement ; jugement élevé jusqu’à un prodigieux regard de l’esprit, effleurant et écartant dans son vol des milliers d’idées claires-obscures qu’une intelligence ordinaire se serait épuisée à amener péniblement en pleine lumière. »

 

Ibid., p. 95

 

La critique que faisait Raymond Aron au sujet de la typologie des guerres de Lénine consistait à dire que les guerres impérialistes et les guerres de libération nationale sont distinguées avec des critères hétérogènes. Or il ne semble pas que, pour Lénine, les guerres de libération nationales soient justes du seul fait qu’elles seraient l’expression de la volonté du peuple. Par exemple ce texte de 1917, Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes (LENINE, Œuvres, Tome 22, p.377), dans lequel Lénine revient sur le statut de la Pologne. Le cas de la Pologne est singulier parce que, du fait de sa situation en Europe, lutter immédiatement pour son indépendance, ce serait faire le jeu des puissances impérialistes déjà en guerre, au sens où les mouvements nationaux polonais seraient en relation avec les États capitalistes. Ce n’est pas la volonté du peuple polonais qu’il faut consulter ici : Lénine rappelle au contraire le principe selon lequel il faut toujours subordonner le particulier au général. La critique de la typologie léniniste des guerres par Aron ne semble donc pas fondée.

Pour distinguer les guerres, Lénine procède comme par division dichotomique. Tout se passe comme si, à chaque époque, à chaque moment historique, il n’y avait pour les guerres que deux possibilités : soit aller dans le sens de l’histoire, soit aller à rebours. Reconnaître, ou distinguer les guerres, ce serait à chaque fois se trouver devant cette alternative. La guerre juste sera la guerre qui va dans le sens du progrès historique : à l’époque de la Révolution française, les guerres de défense nationale étaient justes parce qu’elles correspondaient à la lutte de la République contre la féodalité. Ceci semble donc aller à l’encontre de la théorie clausewitzienne. Lorsque Clausewitz affirme que « la guerre est un caméléon », il nous invite à penser que du fait des modifications incessantes de la guerre, dues tout autant aux changements politiques qu’aux modifications théoriques et aux innovations dans l’armement militaire, chaque époque nous incite à chercher de nouveaux critères de classification. Chaque époque, du fait de la nature profondément changeante de la guerre, rend nécessaire l’effort par lequel nous devons, à chaque fois, penser la guerre.

 

 

Claude Lefort, dans un article consacré au Manifeste du parti communiste, montre que ce texte est le moment où Marx, devenant marxiste, se nie en tant que penseur. Il écrit :

 

« Fermé sur lui-même, énonçant le vrai sur le vrai, le discours du Manifeste laisse le lecteur au-dehors. Monument, il le demeure, soit ! Mais n’est-ce pas le mausolée spirituel de Marx, élevé par sa propre plume, auprès duquel seuls des pèlerins peuvent venir se recueillir ? »

 

C. LEFORT, « Relecture du Manifeste »,

 

À la lecture des textes de Lénine, nous pouvons avoir l’impression d’être « laissés au dehors » par un discours qui se présente comme énonçant l’évidence, l’expression juste et définitive des faits. « La guerre, c’est la politique continuée par d’autres moyens », devient ainsi sous la plume de Lénine l’expression du simple bon sens, de l’honnêteté intellectuelle, qui ne fait pas de la guerre un objet extraordinaire qui ne pourrait plus être soumis au jugement. Penser la guerre ne demande rien de plus que penser la paix ; la guerre n’est que l’expression d’un état des choses politique.

On peut alors s’étonner que Raymond Aron puisse écrire que, jusqu’à un certain point, Lénine est proche de l’orthodoxie clausewitzienne. Au contraire, il nous semble que Lénine, s’il reprend la lettre de Clausewitz, est bien loin de l’esprit de son œuvre. En effet, Clausewitz, en matière de typologie, inviterait plutôt à la prudence. Seul le « génie martial », par un « coup d’œil », est capable de saisir l’unité de la guerre, en dépit de la multiplicité infinie des renseignements qui lui sont transmis depuis la base – et encore ne sort-il jamais de cette « vérité crépusculaire », dans laquelle il est nécessairement plongé. Vouloir se donner une fois pour toutes une méthode pour juger des conflits, c’est se rendre aveugle à la nature changeante de la guerre, c’est s’exposer à prendre des décisions anachroniques, ou à contretemps.

Une question reste à poser, enfin. Nous n’avons cessé de répéter que Lénine distinguait des guerres justes – les guerres de libération nationale – et des guerres injustes – les guerres impérialistes, ou de rapine. Carl Schmitt, dans Le Nomos de la terre, montre qu’avec la criminalisation des guerres, au XXème siècle, les guerres tendent à devenir des guerres d’anéantissement. De même, dans la Théorie du partisan, il montre que la rencontre de la figure du partisan et de la théorie léniniste, est l’avènement de l’hostilité absolue. 

 

« Ce que Lénine a pu apprendre de Clausewitz, et il l’a appris à fond, ce n’est pas seulement la célèbre formule de la guerre, continuation de la politique. C’est aussi cette conviction que la distinction de l’ami et de l’ennemi est, à l’ère révolutionnaire, la démarche primaire et qu’elle commande aussi bien la guerre que la politique. Seule la guerre révolutionnaire est une guerre véritable aux yeux de Lénine, parce qu’elle naît de l’hostilité absolue. Tout le reste n’est que jeu conventionnel. »

Op. Cit., p.257

 

 

Comment Clausewitz peut-il représenter, pour des philosophes tels que Raymond Aron, ou encore Eric Weil, le penseur de la modération de la guerre par le tout de la politique ; et être en même temps considéré comme le penseur de l’hostilité absolue – ou encore de l’ère révolutionnaire ?

 

 

A. Knüfer

 

BIBLIOGRAPHIE :

 

R. ARON, Penser la guerre, Clausewitz, II, L’âge planétaire, Paris, Gallimard, 1976.

K. V. CLAUSEWITZ, De la guerre, Paris, Les Éditions de Minuit, 1955.

K. V. CLAUSEWITZ, De la guerre, Paris, Payot et Rivages, 2006.

C. LEFORT, « Relecture du Manifeste », Paris

LENINE, Œuvres, Tome 21 et Tome 22 Paris, Editions sociales – Moscou, Editions en langues

C. SCHMITT, Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992.

 

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