Ce qui reste...
témoignage : entretien d'Isabelle Choko avec Odile Cortinovis réalisé en 2003
Tout d'abord les hommes et les femmes étaient séparés...
On s'est demandé ce qui nous arrivait...
On ne nous a laissé aucun objet...
Quand je suis arrivée à Auschwitz...
Une lettre, un papier à lettre...
J'entrevoyais un autre monde...
Le plus important pour moi ? Sans doute l'imagination...
Qu'est-ce qui permet d'espérer ?
Isabelle CHOKO
Née en 1928 à Lodz, en Pologne, elle est contrainte de vivre dans le Ghetto avec sa famille dès 1940. En août 1944, les nazis décident de déporter à Auschwitz les survivants du Ghetto. À l’arrivée à Birkenau, Isabelle Choko, quinze ans, et sa mère échappent à la chambre à gaz. Elles travaillent ensuite dans un camp avant d’être transférées à Bergen-Belsen en février 1945. Sa mère y meurt du typhus et Isabelle Choko, malade, est libérée par les Anglais. Après un long périple par la Suède, elle arrive en France au début de 1946 où un oncle la recueille. Après-guerre, elle sera championne de France d’échecs. Elle vit actuellement à Paris et exerce la profession d’expert en art. Elle s’est aussi engagée dans la voie de l’assistance aux enfants et du témoignage pour la mémoire.
Elle a publié en 2004 aux éditions Caractères Mes deux vies. Elle y témoigne de ce que fut son enfance en Pologne dans le contexte de la montée du nazisme puis des années d’enfermement dans le Ghetto de Lodz jusqu’au camp de concentration de Bergen-Belsen.
Une apostille :
"Mes propriétés..."
"Ces
propriétés sont mes seules propriétés, et j'y habite depuis mon enfance, et je
puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres."
Henri Michaux, Mes propriétés
"Mes propriétés...", tel
était le nom par lequel Samuel Beckett désignait l'intimité inappropriable d'un
sac, d'un mouchoir... du corps ou de l'âme...
"Mes propriétés" est un
énoncé étrange : il dit souvent la concrétude d'une chose à portée de main et tout
à la fois le reste inappropriable, apparemment volatile, invisible, de ce que
nous sommes. Notre rapport perceptuel (celui-là même qui conditionne notre
perception habituelle) à ce que nous voyons, entendons s'y loge.
Comment
comprenons-nous l'attachement au mouchoir, au caillou, au détail matérialisé
d'une expérience qui a tant de mal à s'inscrire dans la mémoire ? Est-ce se
sentir moins nu ? Est-ce croître dans ce champ de conscience et d'action
communément reconnu qu'on appelle liberté ?
Que
défend-on, lorsque l'on s'attache à défendre la propriété d'un objet, aussi
insignifiant soit-il ?
Quelle
est la première ou la plus irréductible des propriétés ?
Le
corps, qui s'éprouve, ou se voit réapproprié dans l'expérience intime d'une
individuation... Une "destinée individuelle" (Robert Antelme) ?
L'esprit
? L'ingenium,
propriété naturelle de l'esprit, bien inviolable par lequel il serait toujours
possible de se maintenir face à une expérience-limite de déshumanisation ?
C'est
l'éclairage d'expériences-limites qui redonne sens à notre exercice quotidien
de la propriété et nous invite à considérer "en soi-même toute la valeur,
toute la signification qui s'attache à la plus anodine de nos habitudes
quotidiennes, au mille petites choses qui nous appartiennent" (Primo
Lévi), qui constituent un lien social et lient chacun d'entre nous à une vie
personnelle, une histoire singulière.
L'expérience-limite
nous oblige à interroger la croyance en ce que nous considérons être nos propriétés
inviolables : le corps ; l'esprit.
Propriété
(appropriation) ou dépossession : d'objets, du corps, de l'esprit - trois
stades dont l'expérience concentrationnaire, telle qu'elle fut vécue par les
déportés, nous semble un paradigme. Celui-ci éclaire idéellement ce que nous
avons et ce que nous sommes, ce que nous n'avons pas et ce que nous ne sommes
pas.
Tous
les déportés en camps de concentration ont connu une expérience singulière de
dépossession... d'un objet, parfois anodin mais cher, seul espace d'intimité,
seul lien avec une histoire personnelle. Car il va de soi que la dépossession,
pour eux, fut radicale. "Ce qui est cher"… encore une proposition
énigmatique. La valeur qui se cherche dans le grand écart entre une chose fixée par un prix et un être
nourri d'affects. La propriété, en un sens fondamental, qualifie ou disqualifie
l'être et la
chose. Cette notion est au centre de tout questionnement philosophique.
La dénégation systématique de leur
humanité ne prit-elle pas la forme ultime d'une désappropriation de tout ce qui
constitue pour chacun notre "personne" : famille, proches, vêtements
et objets personnels, mais aussi cheveux, nom,... ce que "même le plus humble
des mendiants possède" (Primo Lévi) ?
Le
sentiment d'avoir un corps à soi dont on peut disposer a-t-il résisté à cette
épreuve qui fait dire à Primo Lévi qu'"au bout de quinze jours de Lager
(...), déjà mon corps n'est plus mon corps" ?
Quant
à l'esprit... mais n'est-ce pas le "Musulman" (Musulmanner), silhouette muette sans visage,
qui seul aurait pu en témoigner ?
La
photographie ou la lettre cachées sous la veste du déporté prêt à risquer sa
vie pour les conserver, les cailloux dans les poches du Molloy de Beckett, le
bout de crayon dans celles de Knut Hamsun… autant d'objets, personnels ou
impersonnels qui constituent pourtant pour tout un chacun "mes petites
propriétés".
"Ces
choses-là, nous dit Primo Lévi, font partie de nous presque autant que les
membres de notre corps, et il n'est pas concevable en ce monde d'en être privé,
qu'aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d'autres objets, d'autres
parties de nous-mêmes qui veillent sur nous souvenirs et les font
revivre."
Ce
n'est pas ici une quelconque valeur d'échange qui donne à ces petites
propriétés leur "valeur" intrinsèque, bien au contraire, ni même leur
contenu. Avoir quelque chose à soi c'est exister - non pas seulement en tant
qu'ayant sa place dans la société, la communauté des hommes- en tant que sujet.
Toutes ces petites propriétés dont les plus démunis s'assurent de la présence
dans leurs poches participent de leur identité individuelle.
Le
bout de crayon dans ma poche, c'est le mien, il m'appartient - les chaussures
de Sophie dans Le choix de Sophie de Styron.
Présence
protectrice - celle qui délimite l'espace privé de mon individualité, qui est
en même temps la présence rassurante de l'énonciation du sujet : "Il y a
mon terrain et moi ; puis il y a l'étranger" (Henri Michaux).
Peut-on
alors dire, avec Emmanuel Mounier, que "disposer pour soi d'un certain
champ d'objets avec qui elle puisse entrer en intimité (...) est pour la personne
un besoin élémentaire" ? Que "s'affirmer, c'est d'abord se donner du
champ" est donc que la propriété est "une exigence concrète de la
personne" ?
Avez-vous
quelque chose qui vous appartient en propre et à vous seul ? Quelque chose qui
constitue un petit réduit intime et "qui ne peut être partagé" (Hannah
Arendt), dans lequel jamais un étranger ne pénétrerait ?
Odile Cortinovis