AVEUGLEMENT ET ILLUMINATION
– note sur la lumire –
Quel
est lĠespace de la vrit ? (Et quels en sont les Ç protagonistes È
?)
Il est d'abord insuffisant de thmatiser la lumire, dans son lien intrinsque avec la question de la vrit, travers la seule vocation de sa dimension phnomnale. Certes la lumire est ce qui rend visible, ce qui rvle et fait paratre les choses. Mais elle nĠest pas simplement ce qui nous claire, ni vraiment ce que le sujet projette, ni non plus ce quĠil reoit afin dĠaccder lĠtant.
Ce
dont il faut en ralit rendre compte, cĠest la faon dont la subjectivit se
trouve elle-mme investie et comme traverse par cet excs de sens qui se
manifeste travers le dessaisissement absolu de ses motivations et de ses
actes, et qui se nomme lĠvidence. LĠvidence est le seuil de lĠactivit
intellectuelle, ce moment o la puissance de la
subjectivit est franchie et o nous abdiquons parce que nous ne pouvons pas ne pas cder
la force du sens. Cette force est la fois position d'un sens et d'une
existence. Dans sa double positivit, cette force est la lumire. Comment se
manifeste une telle force et quelle en est lĠefficacit, lĠopration relle,
voil les questions les plus fondamentales.
Ce
qui fait que le recours philosophique au vocabulaire de la lumire nous fait
basculer, alors mme quĠil sĠagit de le fonder, du registre du savoir celui
de la foi, cĠest le fait que lĠvidence ne peut avoir lieu quĠ partir du
moment o le sens excde le pouvoir du sujet - c'est ce que nous nommons
l'aveuglement. Si le savoir sĠenracine dans la foi, ou plutt si foi et savoir
ont une racine commune, cĠest parce que lĠun comme lĠautre se dfinissent dans
leur rapport un seul et mme vcu, une seule et mme disposition et attitude
de lĠesprit qui est de se laisser pntrer par la lumire, dont la violence
– qui consiste prcisment dans le fait quĠelle nĠest pas simplement ce
qui claire, mais aussi ce qui nous aveugle et nous illumine – est ce qui
rend raison de lĠattachement au vrai. Fichte dclare ainsi dans la Thorie
de la science de 1804 que Òce nĠest pas nous qui faisons la vrit,
cĠest la vrit qui se fait elle-mme et par sa propre force, et pourvu quĠelle
rencontre la condition de sa productionÓ1.
La vrit nĠest pas ce que nous pouvons choisir, cĠest ce qui sĠimpose comme
tel et devant quoi notre libert sĠefface. Car la vrit est une structure
dĠapparatre qui implique en elle-mme un excs de sens et de prsence.
Cet
excs revt deux aspects conjoints quĠil convient dĠanalyser : 1/ il se
manifeste travers lĠimpuissance de l'esprit, la limite de ce que peut
l'intellect. LĠvidence qui en est la marque nĠest que le verso de
l'indubitable, qui est ce dont on ne peut douter ; 2/ il
s'enracine et repose sur une forme d'auto-affection primordiale qui rend raison
de l'unit de l'tre et du penser qui caractrise la puissance de l'vidence.
Car la vrit relative aux choses ou lĠtant, la vrit comme discours et
adquation ce qui est ou apparat (peu importe ici), doit ncessairement tre
prcde dĠun mouvement o la subjectivit sĠapparat elle-mme et trouve,
dans le moment de la certitude, la forme dernire du savoir ; mais cette forme
nĠest comprhensible que sur la base dĠun dessaisissement du sujet o celui-ci reoit ce quĠil ne
peut constituer : la lumire comme rsultat de l'attention et de la
rflexion, comme fruit d'une mditation ou d'un raisonnement, ne peut se
produire que comme abolition du sujet, c'est--dire comme suppression de sa
relation l'objet mais aussi comme achvement de sa libert de pense. Il y a
une souverainet de la vrit, une puissance de la lumire, qui s'difie sur la
base d'une rceptivit premire qui est le lieu de la soumission du sujet au
vrai.
La
force dont il sĠagit est le pouvoir intrinsque de la lumire, cette nergie de
lĠintelligible se dployant dans lĠacte du penser, et qui en ralit ne fait
quĠexcder la pense en tant quĠacte subjectif : la force de lĠvidence rside
en ce quĠelle est par principe un blouissement, un jaillissement dĠune
puissance telle que lĠon ne peut quĠy succomber. Si l'vidence ne peut
finalement jamais tre rcuse, c'est parce qu'elle se donne dans une vision
qui se produit "d'elle-mme comme un coup de foudre", pour parler
encore avec Fichte, c'est--dire comme intuition en laquelle sĠabolit toute
forme de mdiation possible. Et Fichte ajoute au sujet de la
lumire : Ç En cette dernire opration, la lenteur ou la rapidit de
lĠesprit nĠont rien voir ; car lĠesprit lui-mme nĠa plus rien y
faire È 2.
* * *
Chez
Descartes, sont prsents tous les signes qui parlent de ce dessaisissement
du sujet devant la force de la lumire, et la vrit est dj comprise comme
ce quoi je dois finalement cder. Le fondement obtenu au terme de l'opration
mthodique du doute est une forme de rsidu qui apparat et ne
se signale que par sa rsistance au sujet. Dans la troisime des Rgles pour
la direction de lĠesprit, on trouve dj ce qui sera repris et presque
systmatis dans le Discours ou les Mditations : lorsque
Descartes dfinit l'intuition, qu'il place au centre de toute dmarche
rationnelle, il la caractrise comme la reprsentation d'une attention pure et
distincte dans laquelle Ç il ne subsiste aucun doute sur ce
que l'on y comprend ; ou bien, ce qui revient au mme, une reprsentation inaccessible au
doute... È(nous soulignons). Le vrai se signale lĠintuition non pas en ce
quĠil lui apparat simplement comme ide claire et distincte, mais en ce que cette
apparition est elle-mme dtermine par son irrductibilit toute prestation
cognitive. Le vrai nĠest pas tant lĠobjet de la connaissance que le moment o
celle-ci, se constituant en tant que mthode, cesse de se projeter et
de fonctionner comme activit du sujet. Les signes du vrai –
Le doute nĠest donc que le moyen dtourn de dlimiter la frontire au-del de laquelle rside
le vrai. A travers lui se mesure la vrit dans la mesure seulement o elle
nĠapparat que pour se livrer sous forme de rsistance et de rsidu. La vrit
n'est donc pas positivement quelque chose, elle nĠest que ngativement ce sur
quoi le doute n'a aucune prise : mais cette Ç ngativit È
nĠaffecte pas le vrai, elle nĠa de sens quĠau regard du sujet pour lequel
lĠindubitable apparat. Ainsi l'intuition est fondamentale parce qu'elle
sĠarticule intrinsquement avec une facult de douter qui cerne les
contours de la vrit par une voie ngative : la mdiation du doute fait
surgir la vrit comme ce qui se laisse apprhender en tant que rsistance et limite de
mon pouvoir de douter.
Le
fondement doit donc tre pens comme limite absolue de la subjectivit : Ç car lĠesprit lui-mme nĠa plus rien y
faire È, dit Fichte. A proprement
parler, il nĠest donc pas le fruit de la mthode : il nĠclot quĠen sĠy
montrant incommensurable. Il est un au-del dont la consistance et la teneur
prouvent, par l-mme, qu'ici la subjectivit nĠopre plus sur de simples
reprsentations. Le fondement se laisse alors penser comme ce qui n'offre pas
de prise la libert inaugurale qui gouverne toute la mthode. Avant mme de
savoir quel sera le rsultat de lĠentreprise, avant mme d'atteindre l'issue de
sa dmarche, le terme en est en ralit formellement prescrit Descartes par la
caractristique premire et irrductible du fondement, qui est de se
reconnatre purement et simplement au fait que l'esprit, travers aucune de
ses dmarches, n'aura prise sur lui. LĠindubitable se signale dans et par sa
ngativit : il est ce dont je ne peux douter, une
rsistance lĠactivit mme du doute qui est lĠacte suprme de la pense du point
de vue de la mthode. Il est ce sur quoi je ne peux rien oprer. Ainsi cette
phrase clbre au dbut de la quatrime partie du Discours : Ç...mais pour ce qu'alors je dsirais vaquer seulement la recherche de la
vrit, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je
rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le
moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point, aprs
cela, quelque chose en ma crance, qui ft entirement indubitable È (nous
soulignons) . Le fondement du vrai n'est pas ce que je sais tre tel, mais
ce qui me rsiste. Il n'est pas le rsultat ou le produit d'un savoir rflexif
par lequel je prendrais connaissance du fait que le sens d'une proposition est
bien adquat son objet – adquation dont je pourrais constater la
validit en considrant l'tat de chose dont je parle. Cela quivaudrait encore
dire que la vrit est un simple rapport entre ma reprsentation et la chose
reprsente, une relation que je pourrais objectiver et poser devant moi comme ce dont je
n'aurais qu' faire le constat. Cela reviendrait inscrire la vrit dans un
rapport dĠextriorit entre lĠesprit et le rel.
Mais
cette conception empiriste ou positiviste de la vrit ne nous dit encore rien
de l'exprience spirituelle dont parle ici Descartes, et qui est la seule
vritable ds lors que l'on s'interroge sur la condition de possibilit des
valeurs de vrit que l'on attribue au discours et la logique (cela,
d'ailleurs, nĠest mentionn que quelques paragraphes plus loin, dans le Discours, et ne fait
que dcouler de l'exprience de l'indubitable qui est le foyer de la mthode).
Si Descartes s'en remet l'indubitable, c'est en ralit parce que celui-ci est le moment
o se dvoile la structure de l'vidence dans son aspect proprement ontologique
: ce moment-l, il ne peut plus s'agir ni de discours, ni de mots, ni mme de
reprsentations, il ne peut s'agir en effet que d'un acte, d'un vcu
qui, comme tel, s'offre avec un indicible coefficient de prsence et de ralit
qui est sa raison d'tre en tant que fondement. La solidarit, la co-naturalit
du je pense et du je suis est ce qui donne au
fondement son double aspect de force et de sens : le cogito revt la
fois la force du fait, il s'offre dans la facticit la plus nue - il est un
vcu de conscience - et celle du droit - il est une
tautologie, dira Kant, c'est--dire au fond une proposition qui n'a besoin
d'aucune dmonstration et dont le caractre analytique offre, et lui confre,
une indniable signification logique, celle prcisment de l'identit. (Et si
le cogito trouve sa raison dĠtre dans la rversibilit
intrinsque de lĠtre, ou de lĠexistence, et de lĠactivit de la pense, il ne
peut pas tre un simple jugement dĠexistence en ce sens quĠici lĠinstance qui
opre le jugement est elle-mme atteinte par ce jugement, travers
lĠimpuissance mme de lĠacte de juger).
De
l son idalit : si le cogito est bien un vcu, il ne peut pour
autant pas driver des faits,
Si
le fondement n'est donc pas subjectif, s'il n'est pas institu par le sujet,
c'est parce que le sujet doit s'en remettre lui en cdant la contrainte de
sa double ncessit factuelle et idelle. Dire que le fondement est
indubitable, le rechercher ds le dpart comme tel, c'est dire qu'il est
au-del de tout doute possible ou de toute possibilit de douter parce qu'il
contient par essence une dimension irrcusable que je ne peux que recevoir, et
non constituer. Le fondement sĠinscrit dans la rceptivit – qui nĠest
pas le contraire, mais bien le corrlat de lĠactivit. Il s'institue de
lui-mme, il est la forme mme de l'en-soi au coeur du pour-soi. (Le mme
mouvement sĠoprera quelques paragraphes plus loin, dans le Discours, lorsquĠil
sĠagira de lĠide de perfection et dĠinfini, dans la fameuse preuve ontologique
de lĠexistence de Dieu.)
Ainsi
le cogito n'est pas un jugement, un contenu du savoir, ni une
connaissance parmi d'autres, c'est la forme mme du savoir qui se manifeste en
lui et qu'il rend visible : cette forme, cette structure de la certitude qui
articule ma libert avec une ncessit plus forte encore, est ce sur quoi aucune
de mes imaginations, aucune de mes suppositions, aucun de mes motifs subjectifs
n'auront prise. Ne pas pouvoir douter est ce qui dlivre la pense de
ses attaches subjectives et qui pose la vrit au terme d'un processus qui
rvle la rceptivit inhrente l'activit. Dire que la lumire est naturelle
(lumen naturale), cĠest toujours dire quĠelle se prsente dĠelle-mme, quĠelle
se dvoile dĠelle-mme, et que le mode dĠtre de lĠesprit transcende le langage
travers lequel nous explicitons ses propres dmarches. Malebranche reprendra
la mme ligne de force dans la Recherche de la vrite : Ç É car lĠentendement nĠagit point : il ne
fait que recevoir la lumire ou les ides des objets par lĠunion ncessaire
quĠil a avec celui qui renferme tous les tres de manire intelligible... È3.
L'activit du sujet se dessaisit au profit d'une lumire qu'il ne peut
rcuser et donc l'clat a pour effet de la forcer acquiescer : la
vritable fonction de la lumire est de rsorber la distance lĠobjet et de
permettre l'unification de la pense et du rel mme. La lumire est donc une illumination
intrieure, mais elle est aussi aveuglement qui traverse la subjectivit
pour la mettre en prsence du rel. La lumire est ce qui met fin la
dichotomie de lĠintrieur et de lĠextrieur, du dedans et du dehors, elle
brise les catgories abstraites de la rflexion.
* * *
Le
fondement n'apparat qu' travers le dessaisissement de la subjectivit. Ce
qu'il rvle, c'est l'impuissance de la reprsentation fonder la vrit comme
accord ou adquation entre la pense et l'objet ; car cette adquation repose
encore sur l'extriorit des termes qu'elle relie. Par ailleurs elle prsuppose
l'unit dont il faut rendre compte. Or le fondement met justement en oeuvre
cette unit, ou plutt la continuit immdiate de la pense et de l'tre :
c'est la vocation mme de l'intuition de l'actualiser. La vision qu'elle
dploie abolit en effet la distance induite par la reprsentation. C'est aussi
la thse de Fichte, pour qui la dimension proprement incomprhensible de la
lumire tient ce qu'elle est ce qui rend possible toute forme de
comprhension4. Elle est
l'acte originaire – c'est--dire gntique, et non originel, ou
pass – non
conceptuablisable, qui rend raison du savoir, la limite de la connaissance
conceptuelle, laquelle se poursuit dans le rgime de la reprsentation qu'il
s'agit de rsorber. La lumire pure, dit Fichte, est ngation ou anantissement
du concept, dans la mesure o elle a d'abord pour fonction de supprimer la
valeur dernire, c'est--dire valable en soi, de la relation sujet-objet, le
dualisme de la pense et de l'tre, et aussi de se dployer dans une intuition
qui est originaire parce qu'elle dpasse, ou se tient en de de la mdiation
de la pense et de ses objets dont elle engendre lĠunit premire. La reprsentation est au contraire ce qui spare et disjoint l'union gntique du savoir. Lorsqu'au
dbut de la Thorie de la science de 1804, Fichte nonce son programme
et pose qu'il faut sortir du dualisme kantien de la pense et de l'tre, du
phnomne et du noumne, il adosse la puissance de la lumire pure de
l'vidence, en tant qu'elle manifeste l'unit de l'esprit et du rel, ce rejet
du dualisme de Kant : Òor cette sparation nous apparat clairement comme non
valable, avec une vidence immdiate que nous nĠavons pas produite parce que
nous le voulions, mais qui sĠest effectue elle-mme, non partir de nĠimporte
quel fondement ou prmisse, mais absolument ; donc, avec une vidence qui se
produit et se prsente absolument elle-mme, ou lumire pureÓ5. L'vidence, l'intuition ou encore le
fondement – tout ceci n'est en ralit qu'une seule et mme chose - nous permettent de
comprendre cette unit que la thse de la vrit comme adquation se
donne sans jamais l'expliquer. La lumire pure est trs prcisment lĠunit
relle du savoir en tant qu'acte de comprhension, c'est--dire unit de l'acte
et de son produit, du concept et de la lumire comme acte de comprhension. Le
caractre gntique de la lumire et de l'vidence est ce qui donne
l'intuition son indniable pouvoir sur la reprsentation : alors que celle-ci
demeure extrieure son contenu qu'elle ne fait que reprsenter, l'intuition
nous met en prsence du rel lui-mme. Cette unit de l'esprit et du rel est,
philosophiquement, ce qu'il convient d'entendre par lumire pure, car cette
lumire n'est pas quelque chose qui sert au sujet pour clairer l'tant ou lui
permettre de le voir : en ralit Òla lumire pure est pntre comme le centre
unique et le principe unique de l'tre aussi bien que du conceptÓ. Le savoir
est bien l'unit de la pense et du rel, et c'est cela qu'il faut expliquer. Or
cette unit ne peut pas apparatre de faon contingente ou relative, elle doit
avoir la double ncessit du fait et du droit qui est le propre de l'vidence,
de l'exprience de l'indubitable que Descartes, le premier, thmatise
explicitement comme telle. Serait-ce le dbut de toute philosophie
vritable ? Selon Fichte encore une fois : il faut partir du fait que ÒlĠtre
prsuppose une pense ou une conscience de lui-mme ; que lĠtre est donc le terme dĠune disjonction et nĠest
quĠune moiti dont la pense est lĠautre ; lĠunit des deux ne doit donc tre
pose ni dans lĠune ni dans lĠautre moiti, mais dans le lien absolu des deux =
savoir pur en soi et pour soi, donc savoir de rien, ou si lĠexpression suivante
peut mieux vous remettre les choses en mmoire, dans la vrit et la certitude
en soi et pour soi, qui nĠest pas certitude de quelque choseÓ6.
* * *
Le fondement est donc ncessairement aveuglant. Pour que la vrit se fasse
d'elle-mme, il lui faut disposer d'une force inoue. Fichte parle du fondement
en prcisant que la Òvision se produira dĠelle-mme comme un coup de foudreÓ
(Thorie de la science, expos de 1804, Confrence V), son caractre le plus minent est son jaillissement brusque ;
elle est ncessairement une force. Ce qui caractrise l'vidence, c'est l'excs
de luminosit, son clat trop vif, l'blouissement qu'elle provoque. Pourquoi
ne pas s'en remettre simplement la clart ou la luminosit ? Pourquoi faire
appel cette lumire en tant qu'absolue, aveuglante ?
En
ralit l'vidence, puisqu'elle doit conqurir et forcer l'assentiment, ne peut
pas simplement nous faire voir l'objet ou le rendre visible : ce qu'elle doit
oprer, c'est un excs de prsence, une forme de sur-prsence. Lorsque la
subjectivit s'en remet l'vidence, elle n'est active, travers l'exercice
d'une attention pure, que pour se soumettre la donation du vrai : ce que la
lumire de l'vidence abolit, c'est la distance l'objet quĠinstaure la
reprsentation. Et ce que l'aveuglement rend possible, c'est cette suppression
de la mdiation du regard lui-mme, qui se thmatise d'abord comme pouvoir du
sujet et comme libert. Mais il faut comprendre alors comment le regard peut
lui-mme s'effacer au profit de la prsence pure de l'objet, comment il lui est
possible de se rsorber face et dans l'existence de la chose en elle-mme.
Dans l'aveuglement, ce n'est plus le regard ou la vision qui agissent, mais le
sujet qui est lui-mme atteint par
cet excs de lumire qui seul permet lĠaccs au vrai.
* * *
Le
profond mrite de Fernando Gil est d'avoir dcrit et expliqu le fonctionnement
de l'vidence comme excs de prsence, qui donne la vrit ses racines, en
amont de toute subjectivit constituante. Le recours la thorie freudienne de
l'hallucination primitive7 permet en effet de montrer comment la perception est investie d'une puissance
originaire qui est celle du dsir en tant que source de prsentification. Car
l'vidence de la perception, comme foi perceptive ou croyance-mre,
c'est--dire comme position archaque d'une existence pr-catgorielle (le
Ç Je pense È kantien, dont Gil montre que l'existence ne
ressort pas de la catgorie de lĠexistence) ou ant-prdicative (la
croyance-mre en lĠexistence du monde, dans toute la phnomnologie), ne s'explique
que si l'on tient compte du mcanisme magique dont le moi-rel
s'auto-satisfait. Le principe de l'hallucination, tel qu'il est analys par
Freud, repose sur deux choses : d'une part, il s'enracine dans un stade premier
de l'volution du moi o la distinction du principe de ralit et du principe
de plaisir n'est pas encore l'oeuvre, c'est--dire en fait, dans un stade
archaque o le moi ne se distingue pas encore de la ralit qui l'environne ;
d'autre part, il fonctionne comme rgime extraordinaire de reprsentation, o
Òla reprsentation est dj le garant de la ralit du reprsentÓ (Freud, cit par Gil). Ce
point est explicitement mis en avant par Fernando Gil : le coefficient de prsence dont
est affecte l'vidence ne s'explique pas de lui-mme, il faut, pour le comprendre,
voir comment la foi primordiale en l'existence (la foi est une rciprocabilit
entre entit et vrit, affirme Gil) est d'ores et dj l'oeuvre dans les
processus libidinaux du moi primitif, o la seule reprsentation de l'image
mnmonique de l'objet du dsir provoque la mme satisfaction et agit de la
mme faon que l'objet lui-mme. Cela s'explique par le fait que dans
l'hallucination Òun investissement trop intense de l'image produit le mme
indice de ralit que la perceptionÓ (Laplanche et Pontalis, cit par Gil).
Gil reprend donc son compte cette thse freudienne, et l'assimile alors
l'argument ontologique de la philosophie classique, o la reprsentation est
elle seule la preuve et le garant de l'existence du reprsent. C'est ici qu'il
voit, en quelque sorte, la philosophie sĠclairer par la psychanalyse : c'est
elle, en dernire instance, qui explique cette extraordinaire force du sens,
cet excs de prsence, cette efficace de la lumire l'oeuvre dans la vrit.
Gil,
aprs Freud, renverse donc le rapport entre perception et hallucination : c'est
la perception qui est secondaire, car elle ÒretrouveÓ la puissance de ce rgime
hallucinatoire de la reprsentation o le reprsent est la fois une image,
une signification et un tre – o la reprsentation nĠen est donc pas
encore une en vertu du fait quĠelle se produit comme prsence relle. La perception est en quelque sorte
toujours dj investie d'hallucination, c'est--dire d'une reprsentation qui,
comme telle, s'abolit en tant que reprsentation pour se dpasser dans une
prsentification du reprsent. ÒJe pense, donc cela estÓ : ce qui fonctionne
dans la foi perceptive, c'est cette croyance en une existence directement
active par la reprsentation. Que dire, sinon que le sujet s'aveugle lui-mme
travers le jeu du dsir et de ses pulsions ? L'aveuglement, la force de
la lumire, dcoule de la puissance hallucinatoire du dsir dont la
satisfaction et simultanment imaginaire et relle. C'est dans le
moi-rel, o la partition du moi et du monde, du sujet et de l'objet, n'est pas
encore consomme, que s'enracine l'unit de l'tre et du penser qui rend
possible l'vidence comme prsence par soi de l'objet de la croyance. Ç L'ipsit, crit Gil au sujet de Husserl, le Selbst da de l'vidence, ne
consiste pas dans le simple accord du jugement avec le fait, il est une
auto-position au sens plein È. Cette prsence en chair et en os, cette donation
de soi de l'objet, dcoule en vrit de la premire auto-affection du moi-rel
dans laquelle la prsence de l'image vaut comme ralit. L'effectivit de la
reprsentation, issue ou promue par le dsir, est la clef de la prsence par soi de l'objet. Ainsi le
moi-rel, Òqui se confond avec la ralit et ignore ainsi la distinction du
dedans et du dehors, de l'intrieur et de l'extrieurÓ (Gil) dessine cet espace
de la vrit qui s'enracine originairement dans le dsir, et dont l'efficacit
magique rend compte de l'excs de prsence l'oeuvre dans l'vidence.
La
lumire est aveuglement car elle fonctionne originairement comme simulacre du
dsir, l'image de la chose dsire, sa ralit psychique, ayant le mme effet
de ralit que l'objet lui-mme. La vrit est d'abord simulacre car la lumire
qui la rend possible est celle qui articule tre et reprsentation, image et ralit, au sein
d'une intuition dont le modle et la matrice est l'auto-affection du moi en
proie un dsir qui engendre lui-mme la reprsentation qui pourra l'assouvir.
Se rfrant aux Stociens, Gil analyse la structure du dsir qui projette son
propre objet partir du phantastikon, qui est la
Òtraction videÓ de la reprsentation, produisant son propre phantasma : il
s'agit en effet d'un Òprincipe d'activit sans contenu autre que son propre
mouvement vers le phantasmaÓ. ÒLa croyance au peru rpte la foi de
l'hallucination primordialeÓ car elle rejoue cette auto-affection du moi qui ne
ne s'est pas encore dsolidaris du monde, autrement dit d'un tre pour lequel
pense et ralit ne sont pas encore dissocies et qui se rejoignent dans une seule
et mme effectivit. Cette
effectivit est lĠaveuglement primitif qui justifie le recours la notion de
lumire et qui rend possible
l'vidence en tant qu'excs de prsence.
Eric Beauron
[1] J.G. Fichte, Thorie de la science, expos de 1804, Ed.
Montaigne, Paris, 1964, trad. D. Julia, Vme confrence, p. 58
[3] Malebranche, Recherche
de la vrit,
IIme claircissement, d. Gallimard, p.818.
[4] Thorie de la
science,
expos de 1804, confrence IV, op.cit. pp.50-52.
[5] Idem, p.64.
[6] idem, p.30
[7] Ce thme est dvelopp
dans plusieurs textes ; notamment le Trait de lĠvidence, mais aussi lĠarticle
ÒEn dec de lĠexistence et de lĠattribution : croyance et hallucinationÓ,
communication au colloque ÒIbn Rochd, Mamonide, St. Thomas ou la filiation
entre foi et raisonÓ. Les citations qui suivent proviennent toutes de cet
article, qui est accessible sur le site Freud-Lacan.com