AVEUGLEMENT ET ILLUMINATION

 

note sur la lumire

 

            Quel est lĠespace de la vŽritŽ ? (Et quels en sont les Ç protagonistes È ?)

            Il est d'abord insuffisant de thŽmatiser la lumire, dans son lien intrinsque avec la question de la vŽritŽ, ˆ travers la seule Žvocation de sa dimension phŽnomŽnale. Certes la lumire est ce qui rend visible, ce qui rŽvle et fait para”tre les choses. Mais elle nĠest pas simplement ce qui nous Žclaire, ni vraiment ce que le sujet projette, ni non plus ce quĠil reoit afin dĠaccŽder ˆ lĠŽtant.

            Ce dont il faut en rŽalitŽ rendre compte, cĠest la faon dont la subjectivitŽ se trouve elle-mme investie et comme traversŽe par cet excs de sens qui se manifeste ˆ travers le dessaisissement absolu de ses motivations et de ses actes, et qui se nomme lĠŽvidence. LĠŽvidence est le seuil de lĠactivitŽ intellectuelle, ce moment o la puissance de la subjectivitŽ est franchie et o nous abdiquons parce que nous ne pouvons pas ne pas cŽder ˆ la force du sens. Cette force est ˆ la fois position d'un sens et d'une existence. Dans sa double positivitŽ, cette force est la lumire. Comment se manifeste une telle force et quelle en est lĠefficacitŽ, lĠopŽration rŽelle, voilˆ les questions les plus fondamentales.

            Ce qui fait que le recours philosophique au vocabulaire de la lumire nous fait basculer, alors mme quĠil sĠagit de le fonder, du registre du savoir ˆ celui de la foi, cĠest le fait que lĠŽvidence ne peut avoir lieu quĠˆ partir du moment o le sens excde le pouvoir du sujet - c'est ce que nous nommons l'aveuglement. Si le savoir sĠenracine dans la foi, ou plut™t si foi et savoir ont une racine commune, cĠest parce que lĠun comme lĠautre se dŽfinissent dans leur rapport ˆ un seul et mme vŽcu, une seule et mme disposition et attitude de lĠesprit qui est de se laisser pŽnŽtrer par la lumire, dont la violence – qui consiste prŽcisŽment dans le fait quĠelle nĠest pas simplement ce qui Žclaire, mais aussi ce qui nous aveugle et nous illumine – est ce qui rend raison de lĠattachement au vrai. Fichte dŽclare ainsi dans la ThŽorie de la science de 1804 que Òce nĠest pas nous qui faisons la vŽritŽ, cĠest la vŽritŽ qui se fait elle-mme et par sa propre force, et pourvu quĠelle rencontre la condition de sa productionÓ1. La vŽritŽ nĠest pas ce que nous pouvons choisir, cĠest ce qui sĠimpose comme tel et devant quoi notre libertŽ sĠefface. Car la vŽritŽ est une structure dĠappara”tre qui implique en elle-mme un excs de sens et de prŽsence.

            Cet excs revt deux aspects conjoints quĠil convient dĠanalyser : 1/ il se manifeste ˆ travers lĠimpuissance de l'esprit, ˆ la limite de ce que peut l'intellect. LĠŽvidence qui en est la marque nĠest que le verso de l'indubitable, qui est ce dont on ne peut douter ; 2/ il s'enracine et repose sur une forme d'auto-affection primordiale qui rend raison de l'unitŽ de l'tre et du penser qui caractŽrise la puissance de l'Žvidence. Car la vŽritŽ relative aux choses ou ˆ lĠŽtant, la vŽritŽ comme discours et adŽquation ˆ ce qui est ou appara”t (peu importe ici), doit nŽcessairement tre prŽcŽdŽe dĠun mouvement o la subjectivitŽ sĠappara”t ˆ elle-mme et trouve, dans le moment de la certitude, la forme dernire du savoir ; mais cette forme nĠest comprŽhensible que sur la base dĠun dessaisissement du sujet o celui-ci reoit ce quĠil ne peut constituer : la lumire comme rŽsultat de l'attention et de la rŽflexion, comme fruit d'une mŽditation ou d'un raisonnement, ne peut se produire que comme abolition du sujet, c'est-ˆ-dire comme suppression de sa relation ˆ l'objet mais aussi comme achvement de sa libertŽ de pensŽe. Il y a une souverainetŽ de la vŽritŽ, une puissance de la lumire, qui s'Ždifie sur la base d'une rŽceptivitŽ premire qui est le lieu de la soumission du sujet au vrai.

            La force dont il sĠagit est le pouvoir intrinsque de la lumire, cette Žnergie de lĠintelligible se dŽployant dans lĠacte du penser, et qui en rŽalitŽ ne fait quĠexcŽder la pensŽe en tant quĠacte subjectif : la force de lĠŽvidence rŽside en ce quĠelle est par principe un Žblouissement, un jaillissement dĠune puissance telle que lĠon ne peut quĠy succomber. Si l'Žvidence ne peut finalement jamais tre rŽcusŽe, c'est parce qu'elle se donne dans une vision qui se produit "d'elle-mme comme un coup de foudre", pour parler encore avec Fichte, c'est-ˆ-dire comme intuition en laquelle sĠabolit toute forme de mŽdiation possible. Et Fichte ajoute au sujet de la lumire : Ç En cette dernire opŽration, la lenteur ou la rapiditŽ de lĠesprit nĠont rien ˆ voir ; car lĠesprit lui-mme nĠa plus rien ˆ y faire È 2.            

           

*          *          *

 

 

 

            Chez Descartes, sont prŽsents tous les signes qui parlent de ce dessaisissement du sujet devant la force de la lumire, et la vŽritŽ est dŽjˆ comprise comme ce ˆ quoi je dois finalement cŽder. Le fondement obtenu au terme de l'opŽration mŽthodique du doute est une forme de rŽsidu qui appara”t et ne se signale que par sa rŽsistance au sujet. Dans la troisime des Rgles pour la direction de lĠesprit, on trouve dŽjˆ ce qui sera repris et presque systŽmatisŽ dans le Discours ou les MŽditations : lorsque Descartes dŽfinit l'intuition, qu'il place au centre de toute dŽmarche rationnelle, il la caractŽrise comme la reprŽsentation d'une attention pure et distincte dans laquelle Ç il ne subsiste aucun doute sur ce que l'on y comprend ; ou bien, ce qui revient au mme, une reprŽsentation inaccessible au doute... È(nous soulignons). Le vrai se signale ˆ lĠintuition non pas en ce quĠil lui appara”t simplement comme idŽe claire et distincte, mais en ce que cette apparition est elle-mme dŽterminŽe par son irrŽductibilitŽ ˆ toute prestation cognitive. Le vrai nĠest pas tant lĠobjet de la connaissance que le moment o celle-ci, se constituant en tant que mŽthode, cesse de se projeter et de fonctionner comme activitŽ du sujet. Les signes du vrai et au premier chef la clartŽ sont eux-mmes prescrits par l'incapacitŽ du sujet ˆ poser de lui-mme ce qui s'offre au-delˆ du doute. S'il doit se donner ou se munir de critres, c'est bien qu'il est d'abord incapable de dŽterminer le vrai en lui-mme et par lui-mme.

            Le doute nĠest donc que le moyen dŽtournŽ de dŽlimiter la frontire au-delˆ de laquelle rŽside le vrai. A travers lui se mesure la vŽritŽ dans la mesure seulement o elle nĠappara”t que pour se livrer sous forme de rŽsistance et de rŽsidu. La vŽritŽ n'est donc pas positivement quelque chose, elle nĠest que nŽgativement ce sur quoi le doute n'a aucune prise : mais cette Ç nŽgativitŽ È nĠaffecte pas le vrai, elle nĠa de sens quĠau regard du sujet pour lequel lĠindubitable appara”t. Ainsi l'intuition est fondamentale parce qu'elle sĠarticule intrinsquement avec une facultŽ de douter qui cerne les contours de la vŽritŽ par une voie nŽgative : la mŽdiation du doute fait surgir la vŽritŽ comme ce qui se laisse apprŽhender en tant que rŽsistance et limite de mon pouvoir de douter.

            Le fondement doit donc tre pensŽ comme limite absolue de la subjectivitŽ : Ç car lĠesprit lui-mme nĠa plus rien ˆ y faire È, dit Fichte. A proprement parler, il nĠest donc pas le fruit de la mŽthode : il nĠŽclot quĠen sĠy montrant incommensurable. Il est un au-delˆ dont la consistance et la teneur prouvent, par lˆ-mme, qu'ici la subjectivitŽ nĠopre plus sur de simples reprŽsentations. Le fondement se laisse alors penser comme ce qui n'offre pas de prise ˆ la libertŽ inaugurale qui gouverne toute la mŽthode. Avant mme de savoir quel sera le rŽsultat de lĠentreprise, avant mme d'atteindre l'issue de sa dŽmarche, le terme en est en rŽalitŽ formellement prescrit ˆ Descartes par la caractŽristique premire et irrŽductible du fondement, qui est de se reconna”tre purement et simplement au fait que l'esprit, ˆ travers aucune de ses dŽmarches, n'aura prise sur lui. LĠindubitable se signale dans et par sa nŽgativitŽ : il est ce dont je ne peux douter, une rŽsistance ˆ lĠactivitŽ mme du doute qui est lĠacte suprme de la pensŽe du point de vue de la mŽthode. Il est ce sur quoi je ne peux rien opŽrer. Ainsi cette phrase cŽlbre au dŽbut de la quatrime partie du Discours : Ç...mais pour ce qu'alors je dŽsirais vaquer seulement ˆ la recherche de la vŽritŽ, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point, aprs cela, quelque chose en ma crŽance, qui fžt entirement indubitable È (nous soulignons) . Le fondement du vrai n'est pas ce que je sais tre tel, mais ce qui me rŽsiste. Il n'est pas le rŽsultat ou le produit d'un savoir rŽflexif par lequel je prendrais connaissance du fait que le sens d'une proposition est bien adŽquat ˆ son objet – adŽquation dont je pourrais constater la validitŽ en considŽrant l'Žtat de chose dont je parle. Cela Žquivaudrait encore ˆ dire que la vŽritŽ est un simple rapport entre ma reprŽsentation et la chose reprŽsentŽe, une relation que je pourrais objectiver et poser devant moi comme ce dont je n'aurais qu'ˆ faire le constat. Cela reviendrait ˆ inscrire la vŽritŽ dans un rapport dĠextŽrioritŽ entre lĠesprit et le rŽel.

            Mais cette conception empiriste ou positiviste de la vŽritŽ ne nous dit encore rien de l'expŽrience spirituelle dont parle ici Descartes, et qui est la seule vŽritable ds lors que l'on s'interroge sur la condition de possibilitŽ des valeurs de vŽritŽ que l'on attribue au discours et ˆ la logique (cela, d'ailleurs, nĠest mentionnŽ que quelques paragraphes plus loin, dans le Discours, et ne fait que dŽcouler de l'expŽrience de l'indubitable qui est le foyer de la mŽthode). Si Descartes s'en remet ˆ l'indubitable, c'est en rŽalitŽ parce que celui-ci est le moment o se dŽvoile la structure de l'Žvidence dans son aspect proprement ontologique : ˆ ce moment-lˆ, il ne peut plus s'agir ni de discours, ni de mots, ni mme de reprŽsentations, il ne peut s'agir en effet que d'un acte, d'un vŽcu qui, comme tel, s'offre avec un indicible coefficient de prŽsence et de rŽalitŽ qui est sa raison d'tre en tant que fondement. La solidaritŽ, la co-naturalitŽ du je pense et du je suis est ce qui donne au fondement son double aspect de force et de sens : le cogito revt ˆ la fois la force du fait, il s'offre dans la facticitŽ la plus nue - il est un vŽcu de conscience - et celle du droit - il est une tautologie, dira Kant, c'est-ˆ-dire au fond une proposition qui n'a besoin d'aucune dŽmonstration et dont le caractre analytique offre, et lui confre, une indŽniable signification logique, celle prŽcisŽment de l'identitŽ. (Et si le cogito trouve sa raison dĠtre dans la rŽversibilitŽ intrinsque de lĠtre, ou de lĠexistence, et de lĠactivitŽ de la pensŽe, il ne peut pas tre un simple jugement dĠexistence en ce sens quĠici lĠinstance qui opre le jugement est elle-mme atteinte par ce jugement, ˆ travers lĠimpuissance mme de lĠacte de juger).

            De lˆ son idŽalitŽ : si le cogito est bien un vŽcu, il ne peut pour autant pas dŽriver des faits, et sa signification ne vaut quĠa priori. C'est de cette double identitŽ de l'tre et du penser d'un c™tŽ, et de l'idŽel et du rŽel de l'autre, que provient le caractre fondamental du fondement, car sĠil ne peut ˆ la fois tre et ne pas tre, il implique aussi le fait de penser comme une nŽcessitŽ absolue qui ne se soutient que dĠelle-mme. Le fondement est originaire dans la mesure o il repose en soi et se produit par soi. L'ŽnoncŽ du "je pense" implique donc, prescrit mme l'impossibilitŽ de ne pas pouvoir croire ˆ sa rŽalitŽ. De lˆ rŽsulte la seule attitude possible ˆ son Žgard, qui souligne d'abord l'impuissance du sujet dans sa prŽtention ˆ fonder le fondement : l'assentiment. Descartes n'emploie certes pas le terme, mais c'est exactement ce qu'il se passe pour lui ds lors qu'il rencontre la limite de ses propres ressources (cette imagination ˆ l'oeuvre dans le doute hyperbolique et radical) : il doit consentir au vrai, le laisser appara”tre de lui-mme, en lui-mme, et y adhŽrer.

            Si le fondement n'est donc pas subjectif, s'il n'est pas instituŽ par le sujet, c'est parce que le sujet doit s'en remettre ˆ lui en cŽdant ˆ la contrainte de sa double nŽcessitŽ factuelle et idŽelle. Dire que le fondement est indubitable, le rechercher ds le dŽpart comme tel, c'est dire qu'il est au-delˆ de tout doute possible ou de toute possibilitŽ de douter parce qu'il contient par essence une dimension irrŽcusable que je ne peux que recevoir, et non constituer. Le fondement sĠinscrit dans la rŽceptivitŽ – qui nĠest pas le contraire, mais bien le corrŽlat de lĠactivitŽ. Il s'institue de lui-mme, il est la forme mme de l'en-soi au coeur du pour-soi. (Le mme mouvement sĠoprera quelques paragraphes plus loin, dans le Discours, lorsquĠil sĠagira de lĠidŽe de perfection et dĠinfini, dans la fameuse preuve ontologique de lĠexistence de Dieu.)

                        Ainsi le cogito n'est pas un jugement, un contenu du savoir, ni une connaissance parmi d'autres, c'est la forme mme du savoir qui se manifeste en lui et qu'il rend visible : cette forme, cette structure de la certitude qui articule ma libertŽ avec une nŽcessitŽ plus forte encore, est ce sur quoi aucune de mes imaginations, aucune de mes suppositions, aucun de mes motifs subjectifs n'auront prise. Ne pas pouvoir douter est ce qui dŽlivre la pensŽe de ses attaches subjectives et qui pose la vŽritŽ au terme d'un processus qui rŽvle la rŽceptivitŽ inhŽrente ˆ l'activitŽ. Dire que la lumire est naturelle (lumen naturale), cĠest toujours dire quĠelle se prŽsente dĠelle-mme, quĠelle se dŽvoile dĠelle-mme, et que le mode dĠtre de lĠesprit transcende le langage ˆ travers lequel nous explicitons ses propres dŽmarches. Malebranche reprendra la mme ligne de force dans la Recherche de la vŽrite : Ç É car lĠentendement nĠagit point : il ne fait que recevoir la lumire ou les idŽes des objets par lĠunion nŽcessaire quĠil a avec celui qui renferme tous les tres de manire intelligible... È3. L'activitŽ du sujet se dessaisit au profit d'une lumire qu'il ne peut rŽcuser et donc l'Žclat a pour effet de la forcer ˆ acquiescer : la vŽritable fonction de la lumire est de rŽsorber la distance ˆ lĠobjet et de permettre l'unification de la pensŽe et du rŽel mme. La lumire est donc une illumination intŽrieure, mais elle est aussi aveuglement qui traverse la subjectivitŽ pour la mettre en prŽsence du rŽel. La lumire est ce qui met fin ˆ la dichotomie de lĠintŽrieur et de lĠextŽrieur, du dedans et du dehors, elle brise les catŽgories abstraites de la rŽflexion.

 

 

*          *          *

 

            Le fondement n'appara”t qu'ˆ travers le dessaisissement de la subjectivitŽ. Ce qu'il rŽvle, c'est l'impuissance de la reprŽsentation ˆ fonder la vŽritŽ comme accord ou adŽquation entre la pensŽe et l'objet ; car cette adŽquation repose encore sur l'extŽrioritŽ des termes qu'elle relie. Par ailleurs elle prŽsuppose l'unitŽ dont il faut rendre compte. Or le fondement met justement en oeuvre cette unitŽ, ou plut™t la continuitŽ immŽdiate de la pensŽe et de l'tre : c'est la vocation mme de l'intuition de l'actualiser. La vision qu'elle dŽploie abolit en effet la distance induite par la reprŽsentation. C'est aussi la thse de Fichte, pour qui la dimension proprement incomprŽhensible de la lumire tient ˆ ce qu'elle est ce qui rend possible toute forme de comprŽhension4. Elle est l'acte originaire – c'est-ˆ-dire gŽnŽtique, et non originel, ou passŽ  – non conceptuablisable, qui rend raison du savoir, ˆ la limite de la connaissance conceptuelle, laquelle se poursuit dans le rŽgime de la reprŽsentation qu'il s'agit de rŽsorber. La lumire pure, dit Fichte, est nŽgation ou anŽantissement du concept, dans la mesure o elle a d'abord pour fonction de supprimer la valeur dernire, c'est-ˆ-dire valable en soi, de la relation sujet-objet, le dualisme de la pensŽe et de l'tre, et aussi de se dŽployer dans une intuition qui est originaire parce qu'elle dŽpasse, ou se tient en deˆ de la mŽdiation de la pensŽe et de ses objets dont elle engendre lĠunitŽ premire. La reprŽsentation est au contraire ce qui sŽpare et disjoint l'union gŽnŽtique du savoir. Lorsqu'au dŽbut de la ThŽorie de la science de 1804, Fichte Žnonce son programme et pose qu'il faut sortir du dualisme kantien de la pensŽe et de l'tre, du phŽnomne et du noumne, il adosse la puissance de la lumire pure de l'Žvidence, en tant qu'elle manifeste l'unitŽ de l'esprit et du rŽel, ˆ ce rejet du dualisme de Kant : Òor cette sŽparation nous appara”t clairement comme non valable, avec une Žvidence immŽdiate que nous nĠavons pas produite parce que nous le voulions, mais qui sĠest effectuŽe elle-mme, non ˆ partir de nĠimporte quel fondement ou prŽmisse, mais absolument ; donc, avec une Žvidence qui se produit et se prŽsente absolument elle-mme, ou lumire pureÓ5. L'Žvidence, l'intuition ou encore le fondement – tout ceci n'est en rŽalitŽ qu'une seule et mme chose - nous permettent de comprendre cette unitŽ que la thse de la vŽritŽ comme adŽquation se donne sans jamais l'expliquer. La lumire pure est trs prŽcisŽment lĠunitŽ rŽelle du savoir en tant qu'acte de comprŽhension, c'est-ˆ-dire unitŽ de l'acte et de son produit, du concept et de la lumire comme acte de comprŽhension. Le caractre gŽnŽtique de la lumire et de l'Žvidence est ce qui donne ˆ l'intuition son indŽniable pouvoir sur la reprŽsentation : alors que celle-ci demeure extŽrieure ˆ son contenu qu'elle ne fait que reprŽsenter, l'intuition nous met en prŽsence du rŽel lui-mme. Cette unitŽ de l'esprit et du rŽel est, philosophiquement, ce qu'il convient d'entendre par lumire pure, car cette lumire n'est pas quelque chose qui sert au sujet pour Žclairer l'Žtant ou lui permettre de le voir : en rŽalitŽ Òla lumire pure est pŽnŽtrŽe comme le centre unique et le principe unique de l'tre aussi bien que du conceptÓ. Le savoir est bien l'unitŽ de la pensŽe et du rŽel, et c'est cela qu'il faut expliquer. Or cette unitŽ ne peut pas appara”tre de faon contingente ou relative, elle doit avoir la double nŽcessitŽ du fait et du droit qui est le propre de l'Žvidence, de l'expŽrience de l'indubitable que Descartes, le premier, thŽmatise explicitement comme telle. Serait-ce le dŽbut de toute philosophie vŽritable ? Selon Fichte encore une fois : il faut partir du fait que ÒlĠtre prŽsuppose une pensŽe ou une conscience de lui-mme ;  que lĠtre est donc le terme dĠune disjonction et nĠest quĠune moitiŽ dont la pensŽe est lĠautre ; lĠunitŽ des deux ne doit donc tre posŽe ni dans lĠune ni dans lĠautre moitiŽ, mais dans le lien absolu des deux = savoir pur en soi et pour soi, donc savoir de rien, ou si lĠexpression suivante peut mieux vous remettre les choses en mŽmoire, dans la vŽritŽ et la certitude en soi et pour soi, qui nĠest pas certitude de quelque choseÓ6. La philosophie est savoir, elle doit s'en remettre ˆ cette intuition du rŽel lui-mme. Bergson, deux sicles plus tard, ne dira pas autre chose.

*          *          *

            Le fondement est donc nŽcessairement aveuglant. Pour que la vŽritŽ se fasse d'elle-mme, il lui faut disposer d'une force inou•e. Fichte parle du fondement en prŽcisant que la Òvision se produira dĠelle-mme comme un coup de foudreÓ (ThŽorie de la science, exposŽ de 1804, ConfŽrence V), son caractre le plus Žminent est son jaillissement brusque ; elle est nŽcessairement une force. Ce qui caractŽrise l'Žvidence, c'est l'excs de luminositŽ, son Žclat trop vif, l'Žblouissement qu'elle provoque. Pourquoi ne pas s'en remettre simplement ˆ la clartŽ ou ˆ la luminositŽ ? Pourquoi faire appel ˆ cette lumire en tant qu'absolue, aveuglante ?

            En rŽalitŽ l'Žvidence, puisqu'elle doit conquŽrir et forcer l'assentiment, ne peut pas simplement nous faire voir l'objet ou le rendre visible : ce qu'elle doit opŽrer, c'est un excs de prŽsence, une forme de sur-prŽsence. Lorsque la subjectivitŽ s'en remet ˆ l'Žvidence, elle n'est active, ˆ travers l'exercice d'une attention pure, que pour se soumettre ˆ la donation du vrai : ce que la lumire de l'Žvidence abolit, c'est la distance ˆ l'objet quĠinstaure la reprŽsentation. Et ce que l'aveuglement rend possible, c'est cette suppression de la mŽdiation du regard lui-mme, qui se thŽmatise d'abord comme pouvoir du sujet et comme libertŽ. Mais il faut comprendre alors comment le regard peut lui-mme s'effacer au profit de la prŽsence pure de l'objet, comment il lui est possible de se rŽsorber face ˆ et dans l'existence de la chose en elle-mme. Dans l'aveuglement, ce n'est plus le regard ou la vision qui agissent, mais le sujet qui est lui-mme atteint par cet excs de lumire qui seul permet lĠaccs au vrai.

 

 

*          *          *

 

 

 

            Le profond mŽrite de Fernando Gil est d'avoir dŽcrit et expliquŽ le fonctionnement de l'Žvidence comme excs de prŽsence, qui donne ˆ la vŽritŽ ses racines, en amont de toute subjectivitŽ constituante. Le recours ˆ la thŽorie freudienne de l'hallucination primitive7 permet en effet de montrer comment la perception est investie d'une puissance originaire qui est celle du dŽsir en tant que source de prŽsentification. Car l'Žvidence de la perception, comme foi perceptive ou croyance-mre, c'est-ˆ-dire comme position archa•que d'une existence prŽ-catŽgorielle (le Ç Je pense È kantien, dont Gil montre que l'existence ne ressort pas de la catŽgorie de lĠexistence) ou antŽ-prŽdicative (la croyance-mre en lĠexistence du monde, dans toute la phŽnomŽnologie), ne s'explique que si l'on tient compte du mŽcanisme magique dont le moi-rŽel s'auto-satisfait. Le principe de l'hallucination, tel qu'il est analysŽ par Freud, repose sur deux choses : d'une part, il s'enracine dans un stade premier de l'Žvolution du moi o la distinction du principe de rŽalitŽ et du principe de plaisir n'est pas encore ˆ l'oeuvre, c'est-ˆ-dire en fait, dans un stade archa•que o le moi ne se distingue pas encore de la rŽalitŽ qui l'environne ; d'autre part, il fonctionne comme rŽgime extraordinaire de reprŽsentation, o Òla reprŽsentation est dŽjˆ le garant de la rŽalitŽ du reprŽsentŽÓ (Freud, citŽ par Gil). Ce point est explicitement mis en avant par Fernando Gil : le coefficient de prŽsence dont est affectŽe l'Žvidence ne s'explique pas de lui-mme, il faut, pour le comprendre, voir comment la foi primordiale en l'existence (la foi est une rŽciprocabilitŽ entre entitŽ et vŽritŽ, affirme Gil) est d'ores et dŽjˆ ˆ l'oeuvre dans les processus libidinaux du moi primitif, o la seule reprŽsentation de l'image mnŽmonique de l'objet du dŽsir provoque la mme satisfaction et agit de la mme faon que l'objet lui-mme. Cela s'explique par le fait que dans l'hallucination Òun investissement trop intense de l'image produit le mme indice de rŽalitŽ que la perceptionÓ (Laplanche et Pontalis, citŽ par Gil). Gil reprend donc ˆ son compte cette thse freudienne, et l'assimile alors ˆ l'argument ontologique de la philosophie classique, o la reprŽsentation est ˆ elle seule la preuve et le garant de l'existence du reprŽsentŽ. C'est ici qu'il voit, en quelque sorte, la philosophie sĠŽclairer par la psychanalyse : c'est elle, en dernire instance, qui explique cette extraordinaire force du sens, cet excs de prŽsence, cette efficace de la lumire ˆ l'oeuvre dans la vŽritŽ.

            Gil, aprs Freud, renverse donc le rapport entre perception et hallucination : c'est la perception qui est secondaire, car elle ÒretrouveÓ la puissance de ce rŽgime hallucinatoire de la reprŽsentation o le reprŽsentŽ est ˆ la fois une image, une signification et un tre – o la reprŽsentation nĠen est donc pas encore une en vertu du fait quĠelle se produit comme prŽsence rŽelle.  La perception est en quelque sorte toujours dŽjˆ investie d'hallucination, c'est-ˆ-dire d'une reprŽsentation qui, comme telle, s'abolit en tant que reprŽsentation pour se dŽpasser dans une prŽsentification du reprŽsentŽ. ÒJe pense, donc cela estÓ : ce qui fonctionne dans la foi perceptive, c'est cette croyance en une existence directement activŽe par la reprŽsentation. Que dire, sinon que le sujet s'aveugle lui-mme ˆ travers le jeu du dŽsir et de ses pulsions ? L'aveuglement, la force de la lumire, dŽcoule de la puissance hallucinatoire du dŽsir dont la satisfaction et simultanŽment imaginaire et rŽelle. C'est dans le moi-rŽel, o la partition du moi et du monde, du sujet et de l'objet, n'est pas encore consommŽe, que s'enracine l'unitŽ de l'tre et du penser qui rend possible l'Žvidence comme prŽsence par soi de l'objet de la croyance. Ç L'ipsŽitŽ, Žcrit Gil au sujet de Husserl, le Selbst da de l'Žvidence, ne consiste pas dans le simple accord du jugement avec le fait, il est une auto-position au sens plein È. Cette prŽsence en chair et en os, cette donation de soi de l'objet, dŽcoule en vŽritŽ de la premire auto-affection du moi-rŽel dans laquelle la prŽsence de l'image vaut comme rŽalitŽ. L'effectivitŽ de la reprŽsentation, issue ou promue par le dŽsir, est la clef de la prŽsence par soi de l'objet. Ainsi le moi-rŽel, Òqui se confond avec la rŽalitŽ et ignore ainsi la distinction du dedans et du dehors, de l'intŽrieur et de l'extŽrieurÓ (Gil) dessine cet espace de la vŽritŽ qui s'enracine originairement dans le dŽsir, et dont l'efficacitŽ magique rend compte de l'excs de prŽsence ˆ l'oeuvre dans l'Žvidence.

            La lumire est aveuglement car elle fonctionne originairement comme simulacre du dŽsir, l'image de la chose dŽsirŽe, sa rŽalitŽ psychique, ayant le mme effet de rŽalitŽ que l'objet lui-mme. La vŽritŽ est d'abord simulacre car la lumire qui la rend possible est celle qui articule tre et reprŽsentation, image et rŽalitŽ, au sein d'une intuition dont le modle et la matrice est l'auto-affection du moi en proie ˆ un dŽsir qui engendre lui-mme la reprŽsentation qui pourra l'assouvir. Se rŽfŽrant aux Sto•ciens, Gil analyse la structure du dŽsir qui projette son propre objet ˆ partir du phantastikon, qui est la Òtraction ˆ videÓ de la reprŽsentation, produisant son propre phantasma : il s'agit en effet d'un Òprincipe d'activitŽ sans contenu autre que son propre mouvement vers le phantasmaÓ. ÒLa croyance au peru rŽpte la foi de l'hallucination primordialeÓ car elle rejoue cette auto-affection du moi qui ne ne s'est pas encore dŽsolidarisŽ du monde, autrement dit d'un tre pour lequel pensŽe et rŽalitŽ ne sont pas encore dissociŽes et qui se rejoignent dans une seule et mme effectivitŽ. Cette effectivitŽ est lĠaveuglement primitif qui justifie le recours ˆ la notion de lumire et qui rend possible l'Žvidence en tant qu'excs de prŽsence.

           

Eric Beauron

 

print

sommaire

 

[1] J.G. Fichte, ThŽorie de la science, exposŽ de 1804, Ed. Montaigne, Paris, 1964, trad. D. Julia, Vme confŽrence, p. 58

[2] idem. (nous soulignons)

[3] Malebranche, Recherche de la vŽritŽ, IIme Žclaircissement, Žd. Gallimard, p.818.

[4] ThŽorie de la science, exposŽ de 1804, confŽrence IV, op.cit. pp.50-52.

[5] Idem, p.64.

[6] idem, p.30

[7] Ce thme est dŽveloppŽ dans plusieurs textes ; notamment le TraitŽ de lĠŽvidence, mais aussi lĠarticle ÒEn decˆ de lĠexistence et de lĠattribution : croyance et hallucinationÓ, communication au colloque ÒIbn Rochd, Ma•monide, St. Thomas ou la filiation entre foi et raisonÓ. Les citations qui suivent proviennent toutes de cet article, qui est accessible sur le site Freud-Lacan.com