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Agns
un conte
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Avec lui, je contemplais la neige tombe
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je voyais le pays sous la couche blanche
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lourde |
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et qui sous lĠaction de son propre poids devenait chaque jour plus tasse, plus lourde sur la terre
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je voyais les congres que le vent avait formes quand il avait souffl
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et leurs formes varies, demi-lune, toiles, lignes, paraboles
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les ondes et les vagues, les constants changements
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Ê
CĠtait lĠhiver,
la neige, le son du vent qui ne cherche quĠ souffler,
le froid qui pique les yeux et les rend humides,
le ciel gris
qui est rien et nĠannonce rien,
gardant pour toujours le soleil distance.
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Il tait celui qui me tenait la main en cette saison.
Ma main dans sa main, je sentais sa force, sa prgnance, une tristesse indfinie,
sa brusquerie, son inquitude
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les congres et les vents qui lĠhabitaient.
Il suscitait en moi une foule de sentiments qui ne sĠattardaient ni ne disparaissaient jamais entirement.
Une confusion de sentiments.
JĠavais souvent mal la tte.
Ma main cherchait la sienne, la sienne prenait la mienne,
mais dans le contact de nos mains il y avait une rticence qui nous embarrassait,
un dsir de se fuir qui persistait.
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Malgr sa force, plus forte que mes songes, sa main rude, agite, autoritaire restait impuissante devant mon ordinaire.
Nous vivions chacun dans un monde qui n'tait pas celui de l'autre.
Nous nĠen parlions pas.
Nous ne parlions quĠ peine. Nous tions incapables de dire l'autre ce qui se passait en nous. On ne se le demandait pas.
En soi, chez l'autre, on n'y arrivait pas. D'autres choses nous occupaient sans savoir nous le dire.
Comment l'aurions-nous dit l'autre ?
Une fois cette ide me traverse : chacun est pour l'autre sa propre intimit ; ma main dans sa main, je suis nu ses cts et lui, sa main tenant la mienne, il a enlev toutes ses pelures.
Cela ne nous rendait pas moins opaques l'un l'autre, pas moins opaques nous-mmes.
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Dire que nous ne connaissions pas la gaiet serait trop dire.
Cette vie n'tait pas dsagrable.
Elle me donnait de grands plaisirs.
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Je suis mont avec lui sur la terrasse qui surmontait la demeure massive et nous regardions tout autour de nous la couche blanche sans dire un mot.
Il se taisait.
J'entendais les voix des filles au-dessous. JĠentendais une voix dire :
Ç Qui donc a dml les cheveux des anges que leurs boucles nous tiennent au chaud quand nous dormons ? È,
et jĠentendais une autre lui dire en riant :
Ç Ils vont donc tout nus quĠils ont dchir leurs chemises pour nous en vtir quand nous rvons ? È
et une troisime doucement les rprimander :
Ç Laissez les plumes dĠoie reposer tranquilles sous votre nuque dans les oreillers et dans les couettes sur votre ventre, jeunes filles, il faut se garder du froid. È
Nous tions monts sur la terrasse et il me tenait la main.
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Ma main dans sa main, et autour de nous,
le froid,
lĠair de lĠhiver,
le rien de lĠhiver.
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Ë cause du froid nous ne restions pas en place. Nous faisions le tour de la terrasse.
Nous venions le matin et midi et nous revenions le soir
quand la lune clairait le paysage et que les filles ne parlaient plus quĠ voix basse.
Je restais silencieux et quand je disais Ç JĠai froid È alors nous redescendions.
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Le 26 dcembre au soir, nous sommes monts sur la terrasse comme nous avions lĠhabitude de le faire.
La lune qui tait presque pleine brillait dans le ciel sans nuages et jetait ses rayons blancs sur la blancheur de la neige.
La neige tait profonde et sĠtendait charge dĠombres tout autour de nous.
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Il faisait un froid intense.
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Je frissonnais ses cts. JĠai entendu une voix. a venait d'en-dessous et a venait de lui et a venait de dehors, de quelque part dans la neige. D'o est-ce que a venait ? Je regardais autour de moi, mais je ne voyais rien. Ç As-tu entendu la voix ? È, demandais-je. Soudain j'tais devenu impatient, agit, nerveux. Le silence m'tait devenu insupportable. |
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Cette voix, ces voix. Je ne savais pas s'il s'agissait
d'une, de plusieurs voix. Dans l'absence de bruit complet de la nuit, dans
cette paix qui nous entourait et finissait par nous habiter, bien qu' peine
audibles, elles avaient retenti en moi avec la violence d'un cri. Je ne
comprenais pas ce qui m'arrivait, j'tais dsempar par ce qui se passait en
moi. Dis-moi vite quelle tait cette voix, oh dis-moi quelle tait cette voix
qui mĠarrache des larmes. JĠtais transi. Je ne pouvais pas voir son visage.
Dis-moi, oh dis-moi tout ce que tu sais. |
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Il ne bougeait plus.
Nous tions tous les deux figs dans le froid. Sa main tait glace.
Elle ne lchait pas la mienne mais elle tait comme morte autour de la mienne.
Est-ce qu'il avait entendu ? Est-ce qu'il m'avait entendu ? Dis-moi, oh dis-moi tout ce que tu sais.
Il poussa un soupir. Ce n'tait pas un soupir.
Dans le silence absolu de la nuit, c'est un murmure qui comme un plainte s'chappa d'entre ses lvres.
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Agns.
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Au mme moment les filles du dessous clatrent d'un rire grivois. Vite nous avons rassembl des vivres et du vin chaud, rempli un bassin de cuivre de charbons ardents, ferm les sacs et nous sommes partis, clairs seulement par la lune vers cette voix, cette voix qui arrache des larmes. Nous nous sommes dirigs vers la montagne lointaine dont la masse sombre au loin obscurcissait tout un pan du ciel devant nous.
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Je lui donnais la main. JĠaurais voulu lui montrer les constellations et les lui nommer mais ma vue tait brouille et je ne reconnaissais plus leur aspect et ne savais plus leur donner un nom.
Bientt des nuages couvrirent le ciel et cachrent la lune.
Un vent violent se leva.
Le bloc sombre de la montagne lui-mme disparut.
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Le vent soufflait et soulevait la neige en amas tourbillonnants. Nous
mordait les yeux. Criblait le visage. JĠentendais les chasse-neige sans les
voir. Les clairs de leurs phares peraient de temps en temps lĠobscurit,
jetaient son ombre sur moi, pour sĠteindre aussitt. Ç JĠai froid È.
Donne-moi la main, marche dans mes traces, mes yeux ne cessent de pleurer et le
froid gerce mes joues et mes lvres. Nous nous sommes enfoncs dans la neige. JĠai
march dans ses traces entre artes et creux, envelopp des vents
tourbillonnants. Il serrait ma main avec force, la ptrissait, la touillait
jusquĠ me faire mal sans pouvoir la rchauffer. Il faisait froid, oh quel
froid il faisait. Je tombais dans de gros dredons de neige et quand je me
relevais le vent me cinglait et me faisait retomber. Il me tirait en avant, il
me tranait, j'avanais genoux, debout j'allais pli en deux. La tempte
s'intensifiait, la nuit tait un bloc compact. Quel dur voyage que celui-l, la
pire saison de lĠanne pour un voyage, pour un si dur voyage. Une voix
chantait.
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Fontaine fontaine
Tu es gele
Mais moi je saigne
Rouge est mon sein
faire peur
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Fontaine fontaine
Tu fais la fire
Froid est ton bain
O sont alls
Mes amants d'hier
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Fontaine fontaine
Ils sont venus
Main dans la main
Je les ai vus
Retiens-le bien
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Fontaine fontaine
Lequel dis-tu
Car ils sont deux
Le plus heureux
Afin qu'il pleure
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Agns, voici les vivres, voici le vin chaud. Agns nous attendait, maigre comme le sont les anorexiques, vtue comme une putain, une tche rouge sur la neige. |
Elle mĠa dshabill, elle mĠa couch dans la neige, et la neige qui tombait et la neige que transportaient les vents tourbillonnants mĠont recouvert. Agns sĠest penche sur moi.
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Elle m'a dit. Je suis douce et humble comme une agnelle. Je fais des rves de jeune fille. Ë mon doigt l'autre qui t'a conduit jusqu' moi a pass l'anneau, il a ceint ma dextre et mon cou de pierres prcieuses, il m'a vtue d'une robe tisse d'or, et m'a par de colliers immenses, mais c'est ton signe qui est appos sur mon visage.
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Elle s'tait couch sur moi, une couche paisse
de neige nous recouvrait dj. J'avais toujours aussi froid. Elle a dit aussi. Je
ne comprends rien ma vie. Les hommes qui viennent me voir ne m'apportent que
des ennuis. Trs tt j'ai travaill dans une maison. J'y vivais entirement nue
et je ne faisais pas la difficile. Malgr ma nudit on disait que j'tais vtue
d'une robe toute blanche. a intriguait mais a ne poussait pas la
consommation. On m'a pri de m'en aller. J'ai tran, j'ai fait des petits
boulots mais chaque fois que quelqu'un m'approchait, mon cÏur se fermait.
Maintenant que tu es ici je me lierai toi en de folles treintes, ton corps
sera uni au mien, je te montrerai mes trsors incomparables, que je te promets
de te donner si tu persvres en moi. |
Elle a dit aussi. Lche sa main et laisse-le rentrer. Avec ses dents elle a arrach ma main et une douleur atroce sĠest fait sentir et tandis quĠelle enfonait ses os pointus dans ma chair il est rentr.
La lourde demeure au toit plat qui faisait office de terrasse, il lĠa retrouve, et lĠombre de la montagne sur la valle, il lĠa retrouve, et les filles du dessous qui se chatouillent avec les plumes dĠoie dont elles rembourrent leur couette et leur oreiller. Le soir il monte sur la terrasse et il les entend, la nuque sur lĠoreiller et les mains sous la couette, les yeux tourns vers le plafond, dire leurs mots obscnes. Agns lui avait permis dĠemporter mon bras. Pendant quelque temps il lĠa conserv dans de la glace, retardant lĠinvitable corruption de la chair. Mais un jour, dĠun seul coup, dans lĠespace dĠun instant, le bras sĠmietta, se pourrit absolument.
Debout sur la terrasse, devant lui le pays gisait maintenant telle une masse dgotante et quasi liquide.
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C'est alors que les mres et les tantes dĠAgns sont montes
lui rendre visite. Elles ne lui fournissent pas de preuves certaines et il ne
les croit pas tout fait quand elles disent quĠelles sont les mres et les
tantes dĠAgns. Il ne peut rattacher l'accent qu'elles ont quand elles parlent
ce qu'il connat de l'histoire d'Agns. Elles disent beaucoup de mchancets
propos dĠAgns et le cajolent en lui disant quĠelle ne mritait pas son amour.
QuĠelle nĠtait quĠune fille de mauvaise vie (cet euphmisme vieillot dans leur
bouche les fait rire) et autres malveillances. Elles sont engonces sous leurs toques de vraie
fourrure et dans leurs lourds manteaux en peau qui leur descendent jusquĠaux
chevilles laissant apparatre des mollets de cariatides. Elles sont
outrageusement maquilles et leur maquillage leur donne un air de parent avec
Agns bien que celle-ci ne se soit jamais maquille malgr sa profession. Elles
sĠapitoient sur son infirmit. Elles lui proposent de prendre soin de lui et
devant sa rponse vasive, chacune son tour dans un geste thtral carte les
pans de son manteau et ainsi dvoil, il voit que leur corps est liquide et qu'il
ne tient que par miracle dans la forme d'un corps. C'est un liquide en bullition,
en perptuel mouvement, la surface duquel des milliers de bulles remontent et
viennent crever, travers de courants et contre courants.
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ï bien aim,
Pourquoi n'essuies-tu pas
Les pleurs qui coulent de mes yeux,
Qui coulent mon bien aim
De la pointe de mes seins douloureux,
Qui coulent de mon puits profond,
ï bien aim,
Regarde-moi je fonds
Je fonds je fonds je fonds
Je fonds pour toi,
Et toi tu ne m'essuieras pas ?
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Elles recommencent trs lentement, cette fois sur le ton d'une berceuse, en s'accompagnant des mains qu'elles frottent lentement l'une contre l'autre. C'est un chant profond, grave, une mlope vague et monotone, qui parvient peine ses oreilles tant elles chantent bas et de manire inintelligible. Peu peu, le chant enfle, et voil qu'il reconnat dans ce chant la beaut trangre celui qui retentissait dans la nuit lorsqu'il tait sur la terrasse. Cette dcouverte le bouleverse. Il tombe genoux et leur promet de les aimer et de leur tre fidle jusqu' la mort. C'est une demande en mariage en bonne et due forme qu'elles acceptent aussitt.
En attendant la crmonie il descend habiter avec les mres et les tantes. Leur appartement est une vritable serre tropicale.
Une affreuse humidit rgne dans tous les coins et recoins de l'appartement.
Il y a des plantes qui se dressent jusqu'au plafond ou rampent sous les portes, des jets d'eau, des oiseaux exotiques au plumage fabuleux qui sifflent et persifflent toute la journe et partout une humidit touffante, une odeur de moisi qui donne mal au cÏur. Respirer suffit faire transpirer. Les mres et les tantes sont d'une mollesse infinie. Elles passent leurs journes dans des sofas en buvant du th la menthe. La nuit pendant de longues heures elles cherchent le sommeil sans le trouver. Il est pris par la mme langueur et s'enfonce dans une torpeur que leurs caresses et leurs sollicitations nocturnes ne font qu'aggraver. C'est un drle d'entre deux. Tous attendent sans y croire le jour des noces. Le jour venu, une grande excitation s'est empare des femmes. Elles qui semblaient incapables de rien sont maintenant pleine d'une force et d'une fermet inattendues. Leur nergie produit de grands effets. C'est l'excs qui rgne.
Des fleurs en nombre incalculable jonchent le sol et font chatoyer le parterre de couleurs innombrables.
Sur les tables s'amoncellent victuailles et
friandises en tas immenses. Le champagne coule flots. Les bulles dans les
verres entranent par mimtisme tout le monde dans une folle agitation. Il y a
un nombre incroyable d'invites venues des quatre coins du monde et chacune
dans sa langue s'adresse lui.
Une
Vous ne mangez donc
pas ?
Une autre
Vous ne buvez donc
pas ?
Une autre
Notre pain ne vous a
pas plu ?
Toutes
En voici de
meilleurs.
Une autre
Le vin vous a du ?
Une autre
Ouvrons d'autres
liqueurs.
Toutes
Changeons de cuisinires
Une autre
Allumons toutes les
lumires.
Toutes
Mais la pauvre marie
Il vous faut la garder.
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Il fait tout son possible pour faire bonne figure et ne pas montrer la contrarit qui l'treint. Il gesticule, se mle toutes les danses. Les rires fusent le voir se contorsionner. On le fait tourner sur lui-mme et autour des autres, on l'entrane dans des rondes qui n'en finissent pas. Il est tremp de sueur. Il ne s'est jamais autant dpens. Les cris que les mres et les tantes d'Agns poussent pour l'encourager ressemblent des cris de mouette niches dans des falaises. Les invites glissent autour de lui comme des cygnes sur un plan d'eau. |
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Au comble de l'nervement, les mres et le tantes d'Agns nouveau cartent les pans de leurs robes de maries et leurs corps se dversent en torrents. Plus rien ne retient la masse bouillonnante de liquide dont elles sont faites. Il se laisse emporter dans ces vagues dferlantes sans leur opposer la moindre rsistance, la masse de liquide dont taient faites les mres et les tantes se rpand sur tout le pays et longtemps stagne crase sous le soleil d'un t interminable. |
*
Agns m'a demand de ne plus pleurer et je ne pleure plus. Quand est-ce que j'ai pleur la dernire fois ? Je ne m'en souviens plus. J'ai pleur tant de fois auprs d'Agns sans savoir exactement pourquoi je pleurais. Le corps d'Agns me permettait de m'orienter. Il s'tirait au-dessus de moi dans toutes les directions et en s'tirant il m'tirait et c'est ainsi que je m'orientais dans le corps et dans l'me d'Agns.
C'est comme a qu'Agns m'a gard auprs d'elle. Agns tait devenue un automne mais en moi je sentais goutter son sang. Agns me dit de ne plus pleurer et son visage brusquement apparat devant moi avant de s'parpiller nouveau. La dernire goutte de son sang tombe en moi et elle meurt. Avant de mourir elle m'avait dit. Tu m'as tout pris sans rien me donner. Tu m'as pris l'anneau mon doigt, les pierres prcieuses ma dextre et mon cou, tu m'as dpouille de ma robe tisse d'or, tu m'as arrach mes colliers immenses. Tu as appos ton signe sur mon visage, et par ce signe mon sang s'est chapp de moi pour goutter en toi. Ne regrette rien. J'ai connu la joie. Je monte sur la terrasse et je regarde le pays.
Comme tous ceux qui ont perdu un membre jĠai encore la
sensation que ma main pend au bout de mon bras. J'ai le rflexe de tendre ma
main que j'ai perdue vers ceux qui ne sont plus l. Au-dessous de moi, on
emporte le corps d'Agns. Soudain le ciel s'est effiloch et la neige a commenc
tomber. J'coute et je n'entends rien que les soupirs des filles. Je sais seulement
que je souffre et que le moignon saigne et laisse des traces dans la neige qui
encore une fois s'accumule autour de moi.
photographies et voix d'Eric Beauron
musique d'Olivier Capparos
Note : Ici ou l
phrases tires de Jacques de Voragine La lgende dore sous la direction
d'Alain Boureau et Emmanuel Zakhos Posie populaire des Grecs