LĠABOLITION
VITALE DE LA SUBSTANCE SPIRITUELLE
sur
Le Pavillon dĠOr de Mishima
ÒJe voulais
vivreÓ – Mizoguchi, le moine bgue, voulait vivre. Et pour cela, il
fallait dtruire le Pavillon dĠOr. Parce que la Beaut du Pavillon dĠOr le
faisait bgayer, le rendait infirme, lĠempchait de vivre, toujours
sĠinterposant entre lui et le corps des femmes. Tandis que Mizoguchi se
rptait indfiniment sans jamais parvenir sortir de lui-mme, le Temple
au-dehors manifestait son absolue singularit...
... ÒEn gnral, ce qui vit ne
possde pas, dĠune manire absolue, donne une fois pour toutes – comme
le Pavillon dĠOr -, sa qualit dĠtre qui vit. LĠhomme reoit une partie des
divers attributs de la nature; il ne fait que les propager et multiplier grce
un jeu facile dĠquivalences et de substitutionsÓ.
Pour cette
raison le Temple tait la cible parfaite. Un meurtre (le meurtre du Prieur)
aurait t rigoureusement vain...
... ÒTuer pour anantir la
Ôqualit-dĠtre-une-fois-pour-toutes-donneĠ de la victime, cĠest commettre sur
toute la ligne un faux calcul (...). Mes rflexions me firent apparatre une
indniable et totale diffrence entre lĠexistence du Pavillon dĠOr et celle de
lĠtre humain. DĠune part, un simulacre dĠternit manait de la forme humaine si
aisment destructible; inversement, de lĠindestructible beaut du Pavillon dĠOr
manait une possibilit dĠanantissement. Pas plus que lĠhomme, les objets
vous la mort ne peuvent tre dtruits jusquĠ la racine; mais ce qui, comme
le Pavillon dĠOr, est indestructible, peut tre aboliÓ.
Un meurtre
nĠen finit jamais avec rien, ni ne nous dbarasse de ce qui nous encombre, il
en appelle toujours au prochain homocide. Chaque meurtre est un bgaiement. Ou
alors cĠest la tentative dĠextermination. Et lĠextermination ne fait que
prparer la rptition du meurtre sur la personne du meurtrier, elle programme
un suicide. Car lĠtre humain nĠest jamais totalement singularis, il est
imparfait, toujours inchoatif, pour part asymtrique. Et qui, en ce sens, ne
bgaye pas ? Si vous vous
avisez de dterrer la racine dĠun tre, vous tomberez systmatiquement sur un
entrelacs de racines enchevtres, toute une fort, tout un monde repli sur
lui-mme, dont certains rgions demeureront dfinitivement silencieuses si personne
ne les sollicite. Il est des rgions en nous-mmes voues lĠirrmdiable
solitude, o rve lĠombre de lĠunique fois. En ce sens, un tre humain est indestructible. Et nous
passons, comme sur un ruban de Moebius, sur le versant dĠun autre texte, celui
de Maurice Blanchot consacr Antelme et la Shoah, cĠest dans LĠEntretien
infini: ÒlĠhomme est
indestructible, et cĠest pour cela quĠon peut le dtruire indfinimentÓ.
Terrible indestructibilit, qui paradoxalement laisse prsager le pire, le
meurtre sans fin.
Or ce que
sait Mizoguchi, notre humanit bgayante veille, est que la destruction
vritable – et utile - ne peut sĠeffectuer que sur ce qui se donne pour immdiatement
indestructible. Car la
finitude humaine vise au-del dĠelle la Finition, elle produit ses simulacres,
elle phantasm –
dit la version anglaise – lĠternit (the immortality), mais sur fond dĠune extrme fragilit:
non seulement la destruction dĠun tre humain est sans porte, mais la limite
chaque support humain au fantasme, chacune des individuations de lĠhumanit ne
mrite mme pas la destruction. En revanche, lĠimmdiate indestructibilit du
Temple gnre comme en sens inverse lĠattraction destructrice, que Mishima,
dans la traduction franaise, nomme abolition. Qui serait un Acte,
... ÒSi je brle le Pavillon
dĠOr, me disais-je, ce sera un acte hautement ducatif. Grce lui, les gens
apprendront quĠil est insens de conclure par analogie lĠindestructibilit de
quelque chose; ils apprendront que le fait dĠavoir simplement continu
dĠexister, dĠtre rest debout sur la berge du Miroir dĠEau pendant cinq cent
cinquante ans, nĠimplique aucune garantie dĠaucune sorte; le postulat,
Òfoudroyant dĠvidenceÓ, auquel nous amarrons dsesprment notre tranquilit,
ils apprendront en tre moins sr, avec lĠinquitude de penser quĠil peut
tre jet bas demain...Ó...
un Acte
ducatif, autrement dit libratoire qui, pense Mizoguchi, ferait changer le
monde de signification. Qui en finirait avec la garantie de lĠindestructible,
car cĠest bien ce dpot de croyance dans le Temple qui soutient un simulacre
dĠimmortalit pour les hommes. Le Pavillon dure et nous dormons. Mal, moiti,
demi veills, survivants...
...ÒPrenez lĠexemple dĠun
simple tiroir fabriqu par un bniste pour lĠusage domestique: la longue, la
dure submerge sa forme dĠobjet; au bout de quelques dcades, ou sicles, cĠest
elle qui, son tour, sĠest solidifie, prenant la forme de lĠobjet. Un petit espace donn, lĠorigine occup par lĠobjet, lĠest
maintenant, en quelque sorte, par de la dure solidifie. Le voil mtamorphos
en une certaine espce de substance spirituelle. Dans le recueil de contes
mdivaux intitul ÒTsukumogami-kiÓ, on lit, tout au dbut, les lignes que
voici: ÒIl est dit dans les Mlanges touchant le
YIN et le YANG, quĠaprs un laps de cent annes, les objets du foyer, par
mtamorphose, devenant esprits, jettent le malfice au coeur des hommes; et
cĠest pourquoi cela est dnomm Tsukumogami, ou Esprit de Malheur. La coutume
est que, chaque an, avant que le printemps ne sĠinstalle, on procde
lĠexpulsion des objets domestiques, et quĠon les mette la ruelle; et cela
sĠappelle dcrasser la maison. Et cĠest pour prvenir les dsastres des choses,
avant que le sicle ne soit accompli, et quĠelles ne deviennent Tsukugami...ÓÓ.
Le Pavillon dĠOr, cĠest de la
Òsubstance spirituelleÓ par excellence, ce que jĠappelle par ailleurs un
Substitut (de la substance de substitution). Du
temps solidifi, qui ne coule plus. Mais il faut savoir que tout tend de soi-mme
vers la substance spirituelle, les objets du foyer, et tout objet. Alors il
faut dcrasser – abolir – se dbarasser des esprits excdentaires.
LĠacte de libration est un dsenvotement.
* * *
Alors, il y aurait un face--face
entre Mizoguchi, le bgue au visage ingrat, et le Pavillon dĠOr, infiniment
beau. Un duel. En miroir, avec de lĠUn en perspective. Mais cette hypothse ne
tient pas, et lĠon sĠen serait dout car sinon, on ne voit pas trs bien ce qui
pourrait invalider lĠhypothse suivante: le Pavillon dĠOr nĠest-il pas purement
et simplement le rve veill des tres humains, autrement dit un ÒsimulacreÓ ?
Non, il ne lĠest pas, il y a
superposition avons-nous dit, transfert de croyance et support, mais ce que
Mizoguchi a dcouvert juste avant sa mise feu du Temple est quelque chose
dĠautrement plus fondamental. Il faut se souvenir que le Temple est situ au
bord dĠun tang, qui reflte son image. Mais ce que Mizoguchi finit par
comprendre, cĠest que lĠtang est la source de la beaut,
... Òla prodigieuse sensualit qui flottait sur lĠtang
tait la source de la force cache qui avait construit le Pavillon dĠOrÓ...
et a change tout. Parce que ce tiers liquide dplace
considrablement les rapports que les tres humains peuvent entretenir avec les
substances spirituelles, et les Beauts au plus proche de la perfection. DĠun
seul coup, voici que le Pavillon dĠOr perd de sa puissance, il nĠest plus son
auto-cration, et Mishima nous dit quĠune fois le Temple construit, la force
sĠen est retourne au coeur de lĠtang. Et la Beaut ds lors se met driver,
elle se dlocalise et la nuit devient belle, et Mizoguchi ne sait plus, il se
demande si la beaut se confond avec le Pavillon dĠOr, ou bien si elle est
consubstantielle au nant de la nuit qui enveloppe le Temple. Sans doute,
pense-t-il, les deux la fois. Dsormais, plus Mizoguchi sĠefforce de
localiser la beaut, plus cĠest impossible, chaque lment du Temple ne faisant
que renvoyer un autre dtail, autre chose que lui,
... Òla
beaut dĠun dtail isol nĠtait quĠinquitudeÓ...
beaut atopique, parcourant,
anarchique, lĠouvrage en tous sens, parce que lĠouvrage la tenait dĠailleurs,
par l-mme nĠexistant nulle part,
... Òla Beaut tait structure de nant!Ó...
Rien de nihiliste ici, le nant est
lĠindice de la nuit, et la nuit mtaphore des forces incohatives. Nous
comprenons de mieux en mieux le sens de la dernire phrase du livre de Mishima,
Òje voulais vivreÓ. Ce quĠil sĠagit dĠabolir est lĠesprit usurpant la dure,
prvenant toute prsence affecte. Ce nĠest pas la beaut laquelle Mizoguchi
sĠaffronte, mais la Beaut par laquelle sĠinstalle un Absolu Ftiche. De la
mme faon que je pourrais distinguer la substance spirituelle dĠun esprit accidentel, de ce dernier esprant lĠimprobable occurence.
* * *
Alors, en dfinitive, une fois
Mizoguchi lucide, pourquoi dtruire le Pavillon dĠOr ? Savoir sa vraie nature,
ne serait-ce pas suffisant ?
Non, ce nĠest pas suffisant,
Mizoguchi se souvient dĠun fameux passage du Rinsai-Roku, qui rassemble les enseignements de Ikkyu Sojun: Òsi tu rencontres
le Bouddha, tue-leÓ, mais tue-le parce que ce nĠest pas lui. Parce que ce nĠest pas a. Le meurtre tant sans porte relle,
reste effectuer lĠabolition vitale des substances spirituelles. Mizoguchi incendie le Pavillon dĠOr. Jaune sur jaune, certes, mais
avec un surplus dĠorange et de rouge.
* * *
LĠun des enjeux philosophiques et
politiques de notre temps consiste dans le reprage des nouvelles incarnations
de lĠAbsolu Ftiche, du Substitut – ou ce que Baudrillard a nomm la
ÒRalit IntgraleÓ – qui, il nous faut le rappeler, ne sĠoppose pas
selon lui la ralit (comme Matrix le martle)
mais lĠillusion et la mtaphore. Dans Le Pacte de Lucidit, lĠun de ses derniers livres, Baudrillard cite trs longuement Le
Pavillon dĠOr, et commente:
ÒThere are too many souls on the market today. That is
to say, recycling the metaphor, there is too much information, too much
meaning, too much immaterial data for the bodies that are left, too much grey
matter for the living substance that remains. To the point where the situation
is no longer that of bodies in search of a soul, as in the archaic liturgies,
but of innumerable souls in search of a body. Or an incalculable knowledge in
search of a knowing subjectĠ (Baudrillard, The Intelligence of the Evil or
the Lucidity Pact, p. 181).
LĠAbsolu Ftiche a trouv sa nouvelle
forme, qui ne se dit immatrielle que pour mieux dnier son rapport aux
puissances qui lĠont cr. LĠavatar suppos liquide de lĠAbsolu trouve dans son
mouvement pseudo-inertiel de transformation continu sa nouvelle substantialit.
Une nouvelle dure submerge lĠobjet qui sĠtait immerg dans le courant, pour
sĠy cacher. Comme si la synchronisation pouvait permettre de se baigner sans
cesse dans un fleuve nouveau ! Il faudra aussi apprendre dcrasser les
Rseaux.
* * *
Je me demande, une fois le livre
ferm, ce que Mizoguchi pourra vivre, et ce quĠil fera des puissances quĠil a
dcouvertes. Car sans nul doute une profonde communication relie la nuit,
lĠtang, et le monde pli qui songe en soi. Il nĠy a aucune raison de penser
que ces puissances nĠaient aucune part aux simulacres que nous favorisons. Mais
ces simulacres, coup sr, dvitalisent les puissances cratrices, les installant
dans de la dure morte. Fin de tout bgaiment, mais quel prix.
Si lĠon accepte lĠinterprtation que
je propose, lĠabolition vitale ne vise en fait quĠun genre dĠAbsolu, lĠAbsolu
Ftiche dis-je. Encore que le problme ne soit pas quĠil soit ÒfaiticheÓ, pour
reprendre le mot de Latour, le problme nĠest pas celui de la libre chappe de ce que nous faisons sans savoir, tout au contraire: lĠAbsolu
Ftiche convoite la libre chappe, la domestique un peu trop et la perd, le
cristal gagnant tout sur le divan du vivant. Envisageons ds lors la
possibilit dĠune absolutisation dont le premier objectif serait lĠabolition de
lĠAbsolu, au nom mme des entrelacs inextricables, des nuits meraudes o le
nant patiente et des eaux porteuses de vie nouvelle.
* * *
p... post-face, comme lorsque le film sĠachve et que
lĠon nous apprend ce qui sĠest pass aprs la fin. Le roman de Mishima est bas
sur une vritable histoire: le Pavillon dĠor a vraiment t incendi par un
jeune bouddhiste en 1950. Mais en 1955, le btiment a t reconstruit
lĠidentique, et en 1987,
on lĠa rnov, en paississant la couche dĠor qui le recouvre. Depuis 1994, ce
temple est inscrit sur la liste du
patrimoine mondial de l'UNESCO. Tsukumo-o-ogami...
Ithaca, janvier 2009
Frdric Neyrat